AGNON SAMUEL JOSEPH (1888-1970)
Le judaïsme d'Agnon
La langue d'Agnon, sa prose hébraïque, toute pétrie de poésie, d'humour et parfois de notes graves et même tragiques, déroute le lecteur et décourage le traducteur, car plutôt qu'une littérature, elle paraît dériver d'une liturgie, la liturgie juive, avec ses réminiscences bibliques, talmudiques, aggadiques, hassidiques. Il faut une forte culture hébraïque, et aussi juive, pour pénétrer dans les nuances de cette œuvre d'art, qui apparaît tout autant comme une œuvre de piété, et dont la tonalité évoque la naïveté de l'artisan gravant un bois, la ferveur du copiste enluminant un manuscrit. Le folklore et l'érudition, l'araméen populaire et l'hébreu académique, la verve pétillante et l'oraison austère se côtoient chez Agnon, dont le style semble vouloir proclamer que l'âme religieuse juive n'a pas dit encore son dernier mot.
Confident et, serait-on tenté de dire, sourcier de l'ensemble de la tradition linguistique juive, Agnon l'est aussi de l'histoire juive, dont il rend compte, dans ses grands romans, avec le don d'émerveillement caractéristique de son style. Comme pour échapper toutefois au reproche de passéisme, Agnon ne refait pas l'histoire juive depuis les origines : il la saisit au début du xixe siècle traçant donc une fresque du judaïsme moderne et contemporain, inséré dans le grand mouvement qui a fait basculer l'histoire juive de la Diaspora à l'État, et qui a conduit Agnon lui-même de Buczacz à Jérusalem.
C'est, en effet, autour de Buczacz, le stettl natal d'Agnon, et de Jérusalem, son port d'arrivée, que s'inscrivent les intrigues romanesques imaginées par Agnon, comme autour de deux pôles où se regroupent la limaille des personnages, des situations, des thèmes, dont beaucoup se retrouvent d'un récit à l'autre, noyés parfois dans des poussières de micro-récits, véritables galaxies, éclairées et soutenues par les soleils intenses de Buczacz et de Jérusalem.
Les premiers romans d'Agnon, Vehaya héaqov lemishor (Ce qui est tordu deviendra droit) et Haknassat Kalla ainsi que de très nombreuses nouvelles décrivent la vie de Buczacz (souvent désignée sous le nom de Shbosh) durant le xixe siècle. Le réalisme et la poésie, la naïveté et l'ironie s'entrelacent autour de quelques héros gouailleurs et malchanceux, dont les aventures sont intégrées à la vie d'un peuple rythmant son existence joyeuse sur la loi de Dieu tout en buvant jusqu'à la lie les misères de l'exil. Entre les deux guerres mondiales, un voyage en Pologne fournit à Agnon l'argument d'un autre roman consacré à Buczacz, Oréah nata laloun ; mais c'est un stettl meurtri par la Première Guerre mondiale, vidé de ses raisons d'être, qu'évoque cette fresque, dont les traits sont tout en irréversible décadence. Enfin, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, c'est aux morts de Buczacz, exterminés dans les chambres à gaz par les soldats du IIIe Reich, qu'Agnon consacre un dernier et pathétique adieu à Buczacz, dans certains des récits qui composent le dernier volume de ses œuvres complètes : Haès vehaétsim (dont le titre fait allusion au thème du sacrifice et du martyre).
Mais, comme Agnon lui-même, des juifs ont depuis longtemps quitté Buczacz et ont réalisé leur alya, leur « montée » en Israël. C'est l'histoire de cette alya que décrit une série d'autres romans d'Agnon, dans lesquels Jérusalem remplace progressivement Buczacz sur la scène de l'histoire. Déjà le héros de Haknassat Kalla finit par faire son alya, sa montée à Jérusalem. Mais dans Bilvav Yamim (Au creux de l'océan), c'est tout un groupe de juifs de Buczacz que des péripéties dramatiques et parfois burlesques amènent en Terre sainte. Enfin, [...]
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Écrit par
- André NEHER : professeur honoraire de l'université de Strasbourg
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