Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

ŚAṄKARA ou ÇAṆKARA (début VIIIe s.)

L'Absolu et le monde

Son attitude métaphysique est le « non-dualisme », traduction plus exacte du terme sanskrit advaita que « monisme », ce dernier terme ayant l'inconvénient d'évoquer des notions trop occidentales qui s'accordent donc mal avec l'atmosphère où se meut la pensée indienne. Il n'admet qu'un seul Principe, le Brahman absolu des Upaniṣad, défini par lui comme sat (existence), cit (conscience) et ānanda (béatitude). Cet Absolu est incommensurable, éternel, indicible et insécable, dépassant infiniment ses manifestations partielles, les dieux du panthéon brahmanique, Śiva y compris. On nous donne bien ce dernier comme la divinité d'élection (iṣṭā devatā) de Śaṅkara, mais ce ne peut être que sur un plan inférieur et limité.

Héritier de l'enseignement upanisadique de Yājñavalkya, transmis par une tradition ininterrompue depuis les origines, le philosophe vedāntin ne s'oppose nullement à son maître Govinda ni au maître de celui-ci, Gauḍapāda, auteur de kārikā (commentaires versifiés mais libres) sur la Māṇḍukya Upaniṣad, mais il les surclasse par la vigueur de sa pensée et de son expression. L'insistance qu'il met à toujours s'appuyer sur la raison plutôt que sur la révélation est originale. Il utilise certes les textes sacrés pour étayer et illustrer ses affirmations ou pour servir de point de départ à ses spéculations ; mais, ce qui importe vraiment à ses yeux, c'est l'activité critique de l'esprit s'exerçant parfois à propos même de ces textes et non une soumission aveugle à un enseignement reçu.

Son système prend appui sur l'intuition du soi individuel, seule réalité accessible. Rien pourtant que l'on puisse comparer à l'attitude cartésienne et au cogito : Śaṅkara ne sépare pas le soi connaissant du soi connaissable ; l'un et l'autre ne sont que l'envers et l'endroit de la même réalité. Croire qu'il existe entre eux quelque différence est l'erreur irrémissible, cette inscience (avidyā) qui entraîne indéfiniment l'homme dans le saṃsāra. Śaṅkara, s'il innove en effet sur certains points, se conforme sur la majorité des questions essentielles à l'ensemble de la tradition ; la ronde des re-naissances (saṃsāra) liée au karman, résidu d'actes accumulé dans les existences précédentes, garde pour lui son pouvoir impératif.

Quelle sera la place du monde extérieur dans le système śaṅkarien ? Śaṅkara lui attribue un rôle comparable à celui que lui accordent – ou plutôt lui dénient – les logiciens bouddhiques du Mahāyāna, Nāgārjuna (iie siècle), Dignāga (viie) et leurs successeurs avec lesquels, par ailleurs, polémiquait le philosophe vedāntin. Les spéculations des uns comme des autres viseront à en faire une illusion (māyā) à laquelle rien ne correspond dans la Réalité ultime.

Śaṅkara lui concède pourtant une certaine réalité d'ordre inférieur et pragmatique, en référence au Brahman-Iśvara relatif, mais cela ne va pas plus loin. L'univers, et tout ce qu'il contient, provient d'un jeu divin (līlā), d'une magie (māyā) qui égare l'esprit humain non averti. Cette conception n'est pas nouvelle, mais à date ancienne, māyā conservait son sens fort de magie réelle, œuvre gratuite de la divinité ; ce sont les bouddhistes et le vedāntisme śaṅkarien, dans une perspective différente mais voisine quant à ses conséquences, qui l'ont vidée de toute réalité pour n'en faire plus qu'un phantasme. L'Absolu – viduité absolue pour les bouddhistes tardifs, plénitude absolue pour les Upaniṣad et Śaṅkara – est indivisible et inexprimable. Donc tout le relatif ne peut être qu'illusoire et la connaissance qui s'exerce à ce sujet une fausse connaissance, une inscience ([...]

La suite de cet article est accessible aux abonnés

  • Des contenus variés, complets et fiables
  • Accessible sur tous les écrans
  • Pas de publicité

Découvrez nos offres

Déjà abonné ? Se connecter

Écrit par

  • : directeur d'études honoraire à l'École pratique des hautes études (Ve section)

Classification

Autres références

  • SHANKARA

    • Écrit par
    • 248 mots

    Illustre métaphysicien et grand réformateur religieux, rénovateur de l'hindouisme, Shankara (Śaṅkara) est celui des penseurs orthodoxes qui a laissé la marque la plus forte sur l'indianité. Il est né dans la première moitié du viiie siècle (on ne retient plus la datation traditionnelle...

  • ADVAITA

    • Écrit par
    • 1 551 mots
    La forme absolue, n'admettant aucune autre réalité que le Brahman, fait par conséquent du monde une illusion, tel est le kevalādvaita de Śaṅkara. Le monde est un rêve bien lié, affirmation qui s'apparente à certaines doctrines bouddhiques. Śaṅkara enseigne l'unicité de l'Être isolé (...
  • AMARU

    • Écrit par
    • 262 mots

    L'une des œuvres majeures de la poésie lyrique sanskrite porte le nom d'Amaru-Shataka (amaruśataka), c'est-à-dire les « Cent Poèmes attribués à Amaru ». Il s'agit d'une série de strophes de mètres variés, dont chacune tend à l'autonomie, comme il est de règle en sanskrit, qui sont composées...

  • BOUDDHISME (Les grandes traditions) - Bouddhisme indien

    • Écrit par et
    • 10 641 mots
    • 1 média
    ...causes n'en sont pas simples. La dialectique śaṅkarienne est traditionnellement donnée en Inde comme triomphatrice des doctrines bouddhiques en général. En fait, l'idéalisme de Śaṃkara est proche de celui des Vijñānavādin et les adversaires de Śaṃkara ne manquent pas de le dénoncer comme un bouddhiste déguisé....
  • BRAHMANISME

    • Écrit par
    • 3 594 mots
    ...l'orthodoxie, tout en incorporant au rituel ancien le culte de cinq divinités : Viṣṇu, Śiva, Durgā, Sūrya, Ganeśa. À cette tendance se rattachent les adeptes de Śaṅkara. Vers la fin de la période médiévale indienne a été tentée sur leur modèle une résurrection de l'état ancien. Entre le xiiie et...
  • Afficher les 9 références