SANS FILTRE (R. Östlund)
Allegro furioso
Construit en trois mouvements, Sans filtre reprend ce schéma au dernier acte. Le premier, allegro, « Carl and Yaya », met en scène deux top models, un homme et une femme (Harris Dickinson, Charlbi Dean Kriek), saisis dans la frivolité de la fashion week, que la mise en scène épingle en une suite de vignettes acides (la marchandisation du sourire dans une cinglante séquence de répétition).
Le deuxième mouvement, furioso, « The Yacht », installe Carl et Yaya à bord d’une croisière luxueuse où s’agitent un oligarque russe (et sa cour) prêt à tout acheter, un couple british très distingué qui a fait fortune grâce au commerce des armes et un capitaine alcoolique et marxiste (Woody Harrelson). Le finale en sera à la fois tonitruant et révulsant : un repas gastronomique qui vire à la catastrophe quand, au cours d’une tempête, tout ce beau monde, pris de nausées et de vomissements, se rue aux toilettes.
Le dernier mouvement, largo, « The Island », retrouve les rescapés sur une île où une domestique (Dolly de Leon), exploitée sur le navire, prend le commandement et mène tout le monde à la baguette. Comme ce fut le cas avec The Square, on a beaucoup reproché à Östlund sa misanthropie. On s’est pincé le nez devant le morceau de bravoure que constitue l’indigestion générale, avec ses flots de vomissements sur fond de luxe étincelant : la séquence certes s’étire, car elle obéit à un crescendo implacable.
Balzac, Flaubert ou Labiche, de la tragédie à la farce, ont mis en scène des personnages méprisables. Leur littérature serait-elle impossible de nos jours ? Reproche-t-on à Buñuel de n’éprouver aucune sympathie pour les protagonistes de L’Ange exterminateur (1962), revendiqué par Östlund comme source d’inspiration ? À moins de faire partie des victimes de l’ironie du cinéaste, comment s’indigner de ce qui arrive à des êtres que nous tolérons dans le monde où nous vivons ?
Ruben Östlund filme le sordide, le ridicule, le pire avec un raffinement, un art du cadrage et de la durée du plan, un sens du décor qui, eux, ne succombent jamais à la facilité ni à la vulgarité. En somme, le metteur en scène serait coupable d’avoir fait un film raffiné sur la vulgarité ? Mais certainement pas un film vulgaire.
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Écrit par
- Christian VIVIANI
: historien du cinéma, professeur émérite, université de Caen-Normandie, membre du comité de rédaction de la revue
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Classification
Média