SANTÉ PUBLIQUE
Biopouvoir, discipline et domination
La multiplication des dispositifs de protection mis en place pour sauver des vies, organiser des secours, accroître la population conduit à intervenir sur la vie même des hommes. Michel Foucault y a vu l’émergence et le développement d’une biopolitique au service du renforcement des États régaliens modernes et du maintien de l’ordre social. Sans doute aurait-il dû faire remonter sa chronologie vers la fin du xve siècle afin d’intégrer, par exemple, la politique des rois portugais, de leurs santas casas de misericórdias et hôpitaux spécialisés. Comme dans la plupart des États européens, les politiques d’assistance et de santé ne peuvent guère se distinguer pendant longtemps, elles sont imbriquées et se renforcent les unes les autres. Elles ont aussi bien sûr pour but de maintenir le niveau de la population, celui de la main-d’œuvre et la capacité militaire du pays.
Les contrôles opposés à la liberté de circulation des hommes et des marchandises pendant plusieurs siècles afin de protéger les villes ou les États de l’importation d’épidémies de peste ont constitué autant de traductions sensibles de la force des pouvoirs, mais ils deviennent insupportables au xixe siècle. L’émergence et la diffusion d’orientations plus libérales dans les esprits et les sociétés d’Europe occidentale les rendent synonymes de survivances d’un passé autoritaire, voire autocratique, désormais honni. Lors de l’avancée de l’épidémie de choléra vers l’Europe occidentale en 1831, de nombreuses voix soulignent que ces régulations, ces cordons sanitaires à la frontière de l’Empire austro-hongrois, entraînent des difficultés d’approvisionnement ainsi que du chômage au moment précis où il conviendrait de renforcer la résistance des organismes au choléra en facilitant une alimentation riche et accessible. Tout converge alors pour que les gouvernements abandonnent le système des quarantaines mis en place cinq siècles plus tôt, qui devient coûteux sur le plan économique, délicat quant au maintien de l’ordre social et peu efficace sur le plan épidémique. En termes foucaldiens, il s’agit de l’une des illustrations du passage d’une forme de « gouvernementalité » dominante à une autre : de la raison d’État au libéralisme.
Mais l’abandon des vieilles régulations ne signifie pas le renoncement à tout contrôle. Au contraire, l’English system et ses « néoquarantaines », au milieu du xixe siècle, suppose qu’après inspection médicale des passagers avant leur débarquement des bateaux, les autorités puissent suivre chaque individu suspect d’infection pendant plusieurs semaines, afin qu'il soit placé, si besoin est, dans un feverhospital. L’échelle du contrôle a désormais changé : il ne s’agit plus d’une barrière étanche pour tous mais du suivi à l’échelle individuelle. Au cours des mêmes décennies de la fin du xixe siècle, chaque individu devient responsable de la sauvegarde de la santé publique collective ; la loi anglaise poursuit ainsi sur le plan pénal toute personne qui, se sachant malade, emprunte par exemple les transports en commun.
Enfin, les institutions de santé publique ont souvent constitué des espaces d’acculturation, mais aussi de domination des classes populaires, considérées comme déviantes par rapport aux normes nouvelles de l’hygiène. Retenons trois exemples parmi beaucoup d’autres : les consultations de nourrissons sont les lieux d’apprentissage des bons soins à prodiguer aux bébés, mais elles constituent aussi des moments de stigmatisation publique des mères dont les enfants sont moins propres ou moins développés que les normes ne l’exigent ; en Angleterre, les femmes qui visitent les jeunes accouchées à leur domicile afin de les instruire sur les soins à apporter au nouveau-né s’intéressent surtout aux femmes des classes populaires ; enfin, lorsqu’en[...]
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Écrit par
- Patrice BOURDELAIS : directeur d'études émérite à l'École des hautes études en sciences sociales
Classification
Médias
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