KOFMAN SARAH (1934-1994)
Écrivain et philosophe, Sarah Kofman s'est donné la mort à Paris le 15 octobre 1994. Agrégée de philosophie, elle était professeur à l'université de Paris-I - Sorbonne, où elle enseignait depuis 1970. Le fait que coïncident, au jour près, sa disparition volontaire et le cent cinquantième anniversaire de la naissance de Nietzsche n'est sans doute pas un simple hasard. Tout son itinéraire est en effet placé sous le signe d'un dialogue interminable avec ceux qu'elle appelait en riant “mes deux pères” : Nietzsche et Freud. Elle s'efforça sa vie durant de les tenir “des deux mains et simultanément”, malgré leurs démarches difficilement conciliables. Elle ne cessa de les commenter de façon critique, non pas avec la distance froide des études académiques, mais avec cette passion rigoureuse qui les considérait comme des interlocuteurs vivants : “Je les transforme et ils me transforment”, disait-elle.
Son premier livre (L'Enfance de l'art, 1970) est consacré aux problèmes posés par l'approche psychanalytique de la création artistique. À l'opposé de la plupart des présentations de l'apport de Freud à l'esthétique, souvent réductrices et schématiques, l'étude de Sarah Kofman s'est attachée à souligner la subtilité et la finesse des positions freudiennes. Le respect de la nuance, le souci de restituer l'exacte complexité des analyses, la volonté également de ne rien masquer de leurs points faibles ou de leurs zones d'ombres ont été des traits constants de sa lecture assidue des textes psychanalytiques, qu'il s'agisse d'examiner les relations entre Freud et certaines œuvres littéraires ou de reprendre le dossier controversé de la sexualité féminine. À un moment où le caractère “phallocratique” des théories du père fondateur de la psychanalyse était vivement mis en cause par des militantes féministes, elle a su montrer notamment que la théorie freudienne de la bisexualité ne pouvait tomber sous cette critique, même si Freud finissait par être infidèle à ses propres points de départ et en venait, en fin de compte, à privilégier indûment le modèle de la masculinité “originaire”(L'Énigme de la femme. La femme dans les textes de Freud, 1980).
Sa réflexion sur le statut des femmes dans la pensée des philosophes s'est poursuivie également dans d'autres ouvrages. Ainsi a-t-elle proposé une analyse du “devenir-femme” d'Auguste Comte, dont le positivisme assure à ses yeux le règne d'un certain type d'ordre symbolique et socioculturel, ou encore une approche décapante du “respect des femmes” chez Rousseau et chez Kant, où elle montrait que ce respect affiché était une mise à distance faisant système avec la misogynie. Sarah Kofman a également consacré certains de ses travaux à Gérard de Nerval, à Jacques Derrida, aux stratagèmes de la pensée philosophique chez les Grecs de l'Antiquité. Mais c'est à la pensée et à l'écriture de Nietzsche que sont demeurés attachés ses ouvrages les plus importants.
Sa longue fréquentation du texte nietzschéen, inaugurée en 1972 (Nietzsche et la métaphore), aboutit, au terme d'un parcours qui s'est confondu avec son existence, à une explication page à page et ligne à ligne d'Ecce Homo. Dans cette paradoxale autobiographie spirituelle, Nietzsche ne revient pas seulement sur ses ouvrages successifs, il met en scène, selon Sarah Kofman, l'éclatement de la personne comme de la pensée. Avec ce livre véritablement explosif, on n'aurait donc plus affaire à un sujet ou à un nom, mais à une multiplicité de forces jouant et luttant les unes avec les autres, dans une succession impossible à unifier. Cette explication “de” Nietzsche fut aussi pour Sarah Kofman une manière de s'expliquer “avec” Nietzsche. Ce parcours la conduisit à la rédaction de sa[...]
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Écrit par
- Roger-Pol DROIT
: chercheur au C.N.R.S., chroniqueur au journal
Le Monde
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