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SATANISME, littérature

Le satanisme prométhéen

C'est encore à Byron qu'il faut remonter pour trouver la première image d'un Satan ami des hommes. Dans son Caïn (1821), toute l'argumentation de Lucifer tend à démontrer que la création est un acte égoïste de Dieu, qui a, pour son plaisir, attaché « une haute pensée » à une « masse servile de matière », afin de régner solitaire sur un univers plongé dans la souffrance. La cause des démons est donc identique à celle des hommes. Elle engendre une sympathie active qui entend aider l'humanité à lutter contre le tyran d'en haut, lui permettant de se créer « un monde intérieur, là où le monde extérieur fait faute », et de se rapprocher ainsi de sa nature spirituelle.

L'angélisme romantique trouve assurément son compte dans cette tentative, d'inspiration gnostique, pour lutter contre la nature mixte de l'homme. Vigny dans son Satan inachevé, Baudelaire accusant Dieu de promouvoir « un monde où l'action n'est pas la sœur du rêve », Leconte de Lisle faisant de Satan, dans son poème Tristesse du diable, « le premier rêveur, la plus vieille victime » transforment la nostalgie de l'homme en un cri accusateur contre Celui qui a rendu le péché inévitable et le malheur humain sans remède.

Mais la lutte contre les absolutismes politiques ne tarda pas à infléchir cet effort de libération spirituelle placé sous l'égide de Satan en un combat plus terrestre. Déjà les exégètes de Milton avaient reconnu dans le chef des anges rebelles cet esprit républicain auquel l'auteur du Paradis perdu avait adhéré durant sa jeunesse, et la Révolution française avait remis à l'ordre du jour cette assimilation du chef révolutionnaire à Satan. À partir du moment où la Révolution est réhabilitée ou exaltée, l'assimilation joue au bénéfice de la figure de Satan, dont la révolte contre le tyran d'en haut préfigure l'assaut lancé un peu partout en Europe, à partir de 1830, contre les tyrannies politiques. Du même coup, le rôle qui lui est assigné, dans l'histoire cosmique comme dans l'histoire humaine, se transforme. Il n'est plus le champion de la pure spiritualité contre un Dieu coupable d'avoir créé la matière, mais au contraire celui qui prend en charge, parce qu'il en est l'origine, les appétits du corps, l'aspiration humaine au bonheur terrestre, la juste prétention des humbles et des opprimés à avoir leur part du royaume d'ici-bas. Telle est la doctrine que Ludwig Tieck, dans son roman Le Sabbat des sorcières, prête à la secte des Vaudois. George Sand, éclairée par le saint-simonisme de Pierre Leroux et sa réhabilitation de la matière, en reprendra les grandes lignes dans Consuelo (1838). C'est dans le même esprit que Proudhon fera de Satan le symbole des victimes des oppresseurs, et que Michelet s'efforcera de démontrer dans La Sorcière (1862) que le culte de Satan était une revanche du peuple, et notamment de la femme, contre les humiliations que leur imposait la société féodale, et l'expression instinctive d'une confiance dans les forces de la nature qui allait s'épanouir durant la Renaissance. Ce satanisme prométhéen aura des échos dans des pays touchés plus tardivement par le romantisme : en Italie, avec l'Hymne à Satan de Giosuè Carducci (1863) et le Lucifero de Rapisardi (1877), en Suède avec la pièce de Strinberg Lucifer et Dieu.

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Écrit par

  • : agrégé de l'Université, docteur ès lettres, professeur à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle

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<em>Jules Barbey d’Aurevilly</em>, Carolus-Duran - crédits : DeAgostini/ Getty Images

Jules Barbey d’Aurevilly, Carolus-Duran

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