SATANISME, littérature
Du blasphème à l'acte de foi
Même lorsqu'il n'atteint pas ces limites, le satanisme des « petits romantiques » recèle un élément novateur de première importance : il se situe à l'opposé de cette célébration de la nature qui entretient, même dans les formes les plus désespérées du romantisme, une certaine connivence entre la poésie et l'être. Disciples en cela encore du marquis de Sade, les adeptes de cette littérature ne tempèrent leur pessimisme par aucun recours à une transcendance qui compenserait les échecs et les souffrances d'ici-bas. Cette transcendance, ils la verraient plutôt, sous la forme de la nature, du hasard, de la fatalité, comme une force acharnée à la perte de l'homme, dont le seul recours serait de proclamer, sous forme d'œuvres d'art, sa dissidence d'avec tout ce qui pactise avec elle.
Si l'esthétique de Baudelaire comporte bien d'autres dimensions, elle tire une partie de sa force de pénétration dans l'avenir de s'être constituée autour d'une intuition qui n'est guère différente de celle-là. Le tranchant de son satanisme ne se situe pas ailleurs, car pour ce qui est des Litanies de Satan et autres poèmes de la section « Révolte » des Fleurs du mal, c'est bien plutôt au satanisme prométhéen qu'il conviendrait de les rattacher, et on a vu les équivoques que comporte cette position. Au contraire, placées sous l'invocation de cette entité génératrice de négativité qu'est l'Ennui (Au lecteur), Les Fleurs du mal montrent que la poésie vient d'une blessure infligée à l'être, qu'elle s'inscrit dans un vide prélevé sur le tissu compact des choses. Mais – et c'est là qu'intervient le génie de Baudelaire – cette blessure parle, comme on ne l'avait peut-être jamais fait auparavant. Elle parle de cet être déchu pour qui beauté et souffrance seront désormais indissociables. Elle parle aussi de cet « œil du ciel », à la fois redouté et désiré, de cet « azur » d'où l'être déchu est parti, et de toute cette harmonie entre l'homme et le cosmos qui n'est perceptible qu'au prix de la dissonance introduite par le mal. Ainsi la « postulation vers Dieu » et la « postulation vers Satan » s'impliquent et se conditionnent mutuellement. Quels qu'aient été les sentiments religieux de Baudelaire, on comprend que Barbey d'Aurevilly ait déclaré : « Après Les Fleurs du mal, il n'y a plus que deux partis à prendre pour le poète qui les fit éclore : ou se brûler la cervelle [...] ou se faire chrétien ! »
On le comprend d'autant mieux que l'approche de la foi s'opérait, chez Barbey, précisément sur les mêmes bases. On s'est parfois étonné que dans Les Diaboliques (1874) ne passe pas l'ombre de la queue d'un diable. C'est que, pour Barbey, le diabolisme se trouve – là encore sous le signe de Sade – dans l'acquiescement intime de l'homme et de la femme à ce qui renverse l'ordre de la nature, dans la violation, homosexuelle ou incestueuse, des frontières auxquelles le désir est voué à se heurter, dans les exaspérations de la sensualité qui confinent à un appétit d'anéantissement, et surtout, peut-être, dans le jeu intellectuel qui organise ces fantasmes, y compris au niveau narratologique, pour mettre en évidence dans l'amour ce que Baudelaire appelait déjà « une contre-religion satanique » (Journaux intimes). Que l'infini du bas, ainsi audacieusement prospecté, suppose un infini du haut, ne puisse subsister sans lui et appelle irrésistiblement à accorder sa foi à ce dernier, c'est ce que Barbey professe avec une sincérité que nous n'avons aucune raison de mettre en doute. « L'enfer, c'est le ciel en creux. » Cette maxime, proférée dans [...]
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Écrit par
- Max MILNER : agrégé de l'Université, docteur ès lettres, professeur à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle
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