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SATANISME, littérature

Du satanisme considéré comme fondement des beaux-arts

Il serait parfaitement abusif de porter au compte de Satan tout ce qui, dans la littérature et dans l'art « décadents », vise à magnifier le mal, à revivifier par le culte d'une antinature des sensibilités blasées, à faire rendre gorge à une société engluée dans la foi au progrès. Il faudrait alors citer Villiers de l'Isle-Adam, Péladan, le jeune Barrès et beaucoup d'autres. Il reste que la célébration des perversions sexuelles, qui occupe par exemple une si grande place dans l'œuvre d'un Swinburne, prend facilement les accents d'un culte sacrilège, comme dans ces invocations à Notre-Dame de Peine, où le poète se vante d'avoir pénétré « jusqu'au sanctuaire où un péché est une prière » (The Masque of Queen Bersabe).

Il est bon de garder à l'esprit le risque d'affadissement et de verbalisme que court le satanisme. Il existe dès l'origine, tant celui-ci est cosa mentale. Demeure l'idée, qui affleure çà et là tout au long du xixe siècle, que l'artiste a partie liée avec le diable – idée qu'André Gide reprendra au début du xxe siècle en affirmant qu'il n'y a pas d'œuvre d'art qui vaille sans la collaboration du démon. Interprétée dans la perspective du satanisme prométhéen, elle n'a rien que d'assez banal. Rêver de refaire la création, d'« être plus artiste que Dieu », comme le dit Philothée O'Neddy dans Feu et flamme, procède certes d'un orgueil qu'on peut d'autant plus facilement qualifier de satanique que les Pères de l'Église voyaient dans le diable le « singe de Dieu ». Pourtant, cette rivalité n'a rien de bien troublant tant qu'elle vise à créer une beauté idéale dans laquelle l'artiste met le meilleur de lui-même. Il en va tout autrement quand l'étincelle créatrice prend naissance dans les dessous obscurs de l'être humain. C'est dans le romantisme allemand surtout que s'est opérée cette prise de conscience. Le démonique goethéen n'a certes pas la négativité du diabolique. Il tend, comme l'œuvre de Goethe tout entière, vers la lumière. Mais les tentations incarnées par Méphistophélès, toutes conformes qu'elles soient au plan divin, n'en sont pas moins nécessaires pour que Faust prenne la pleine mesure de son être. Plus inquiétante encore est l'image de l'artiste que donnent certaines œuvres d'Hoffmann. Dans L'Église des jésuites, par exemple, le peintre Berthold montre que l'ambition prométhéenne pourrait bien être un leurre, un appât machiné par le démon pour mettre au jour ce qu'il y a en nous de plus inavouable. On ne vit pas impunément parmi les simulacres. Cela, l'œuvre de Nerval le démontre également, où l'identité du sujet se perd dans une multitude de reflets qui cherchent vainement à « reprendre pied sur le réel » (Sylvie). Et le drame, c'est que cette assurance de continuité, de communication avec le feu d'où émane la vie, exige peut-être le recours aux puissances d'en bas, l'intercession de la « sainte de l'abîme » (Artémis), la violation des interdits posés par un Dieu jaloux de son unicité. Ce pacte avec l'abîme, dont l'idée s'impose parfois à Nerval dans la mesure où il sent lui échapper sa prise sur le réel, le musicien Leverkühn le conclut volontairement dans le Docteur Faustus de Thomas Mann, non seulement par une libre décision de l'esprit, mais en introduisant dans son corps le germe pathogène et dégradant qui lui permettra de créer un art à la mesure de la désagrégation des structures et de la mutation des valeurs dans lesquelles il a conscience d'entrer avec toute son époque. Mais un Satan plus redoutable, hors littérature, pétrit dans le même temps[...]

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Écrit par

  • : agrégé de l'Université, docteur ès lettres, professeur à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle

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<em>Jules Barbey d’Aurevilly</em>, Carolus-Duran - crédits : DeAgostini/ Getty Images

Jules Barbey d’Aurevilly, Carolus-Duran

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