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BELLOW SAUL (1915-2005)

Saul Bellow - crédits : Keystone/ Hulton Archive/ Getty Images

Saul Bellow

La tonalité particulière de sa voix (on la perçoit le mieux dans son Herzog) tient à cette brusque discordance, parfois, entre la hauteur d'un monologue qui se donne pour historique mission de dominer l'univers entier de la Culture et l'intrusion brutale d'une parole surgie des bas-fonds quand les éclats dialectaux et plébéiens du pavé de Chicago viennent se mêler à la plainte criarde montant d'un « cœur » qu'on étouffe pour désaccorder le beau langage, briser son envolée et faire verser dans le burlesque sa grandiose, et depuis longtemps archaïque, ambition. Du parler de Saul Bellow, car ses romans sont une commedia dell'arte de la parlerie, on pourrait dire ce que le neveu de Rameau disait du sien, que c'est « un diable de ramage, saugrenu, moitié des gens du monde et des lettres moitié de la halle » : la halle, ici, c'est l'Amérique tout entière, le continent mal dégrossi, ses abattoirs, ses chantiers. Un rien suffit, la stridence d'un rouge trop violent, un souvenir d'enfance qui se ravive, et l'on bascule du grand projet, hérité de ce siècle des Lumières auquel Saul Bellow revient sans cesse, celui de conquérir et posséder le monde, à la chute bouffonne dans le chaos du quotidien. Le vrai pays de Saul Bellow, le pays de son cœur, c'est le xviiie siècle européen finissant, celui du Voyage sentimental de Sterne, celui de Werther, des Confessions, du Mozart de Così fan tutte dont l'élégance arrache des larmes. Son thème, moins « le triomphe de la sensibilité » que les traverses, d'un loufoque poignant, qu'elle rencontre pour s'exprimer dans le désert industriel de l'Amérique du xxe siècle. Son moment privilégié, celui où l'homme du soliloque, qui cherchait dans son for intérieur la « réalité » de l'expérience, sent qu'il craque de toutes parts, que son impérial discours se disloque, que, perdant son emprise, il glisse vers les bas-fonds, mais que, dans ce lamentable fiasco, dans ce naufrage, jaillit, de profundis, l'aria entrecoupée de sanglots qui dit qu'il a touché, enfin, le fond des choses.

Le tohu-bohu de Chicago

Saul Bellow est né en 1915 à Lachline, au Québec. Ses parents y avaient immigré deux ans plus tôt, venant de la Russie du tsar, de Saint-Pétersbourg où son père, Abraham Bellow, avait vécu (« en gentilhomme », quoique grâce à des papiers de fantaisie) de l'importation d'oignons d'Égypte, avant de venir, ayant brûlé la chandelle par les deux bouts, rejoindre sa sœur dans le Nouveau Monde. Là, le « gentilhomme » que Saul Bellow a évoqué dans Herzog, le plus autobiographique peut-être de ses romans, commença par faire faillite dans le métier de fermier. Venu à la ville, à Montréal, il devait ensuite faire faillite dans le métier de boulanger, puis dans toute une cascade de petits métiers sans rien perdre de ses airs de grand seigneur. Jusqu'à ses neuf ans, Saul Bellow a vécu dans un quartier miséreux du Montréal d'alors (« Voilà à quoi devait ressembler le Paris de Villon »), monde polyglotte où l'on parlait anglais, russe, français et yiddish (il devait traduire plus tard des contes d'I. B. Singer). En 1924, la famille vient s'installer à Chicago, le Chicago flamboyant et sauvage des années vingt, de la prohibition, d'Al Capone et de la guerre des gangs, de la corruption municipale, de la flambée des folles espérances qui allaient bientôt s'abîmer dans le krach et la dépression. Chicago, c'est le terroir de Saul Bellow. Mis à part un interlude entre 1945 et le début des années soixante, il y a pratiquement toujours vécu et c'est dans le Middle West qu'il a fait ses études. Il les abandonne en 1937 pour la « vocation d'homme de lettres » et de « spécialiste du cœur humain », romanesque et pitoyable ambition (le grand thème donquichottesque de Bellow) dans une grande ville écrasée par la crise,[...]

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Écrit par

  • : professeur de littérature américaine à l'université de Paris IV-Sorbonne et à l'École normale supérieure

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Saul Bellow - crédits : Keystone/ Hulton Archive/ Getty Images

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