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BELLOW SAUL (1915-2005)

L'obscurcissement des Lumières

Bousculé dans la cohue d'un New York bariolé et violent mis en effervescence, en ce printemps de 1969, par le grand départ qui se prépare vers la Lune, le Sammler de Mr. Sammler's Planet (1970) est une sorte de clerc guindé, lecteur de Maître Eckhart égaré dans le chaos baroque de Manhattan. Il a connu la splendeur culturelle du Vieux Monde, le Bloomsbury des années vingt, mais aussi, dans les charniers de Pologne pendant la Seconde Guerre mondiale, la violence nue qui découvre la vanité de ces illusions. De son œil unique, d'un regard lointain, il observe ce nouvel épisode dans le rêve faustien de l'Occident, le franchissement des limites et la levée des tabous anciens. Dans une sorte de jérémiade à froid, il reprend le procès de l'utopie née des Lumières, cependant que les approches de la mort l'exilent, plus loin encore, hors des mots et de leur fracas, dans la solitude désertique, lunaire, d'un monde décapé du fatras de l'histoire. Le siècle des Lumières, ce fut cette utopie, mais aussi l'Encyclopédie. C'est ce deuxième versant qu'éclaire Humboldt's Gift (1975), conversation d'outre-tombe avec l'ombre de Delmore Schwartz, le Grand Poète qui voulait conquérir l'Amérique, la rassembler dans une somme lyrique digne du Kosmos d'Alexander von Humboldt et qui sombra dans la paranoïa et la ruine, disloqué par le chaos américain, défait par la vacance de ce trop vaste espace. Le prix Nobel vint en 1976 clore cette troisième grande phase de la carrière de Saul Bellow écrivain. Il parut être donné à celui qui avait le mieux récapitulé l'expérience de ces immigrants et fils d'immigrants à la découverte, depuis le David Levinsky d'Abraham Cahan (1917), de leur Amérique. Il le fut aussi, et peut-être davantage, à un écrivain plus en porte à faux dans son siècle que dans son pays, et qui de ce déséquilibre a fait son thème, pour décrire l'obscurcissement des Lumières et, dans la lignée, au fond, de Flaubert, de Musil, de Svevo, les désarrois du moi. Ce moi romantique que l'époque qui s'ouvre en fanfare le 13 octobre 1806 à Iéna a construit sur le mode napoléonien de la conquête et qu'elle nous a légué, notre siècle, sous le regard de Saul Bellow, n'en finit pas de le désenchanter et de le disloquer.

— Pierre-Yves PÉTILLON

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Écrit par

  • : professeur de littérature américaine à l'université de Paris IV-Sorbonne et à l'École normale supérieure

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Saul Bellow - crédits : Keystone/ Hulton Archive/ Getty Images

Saul Bellow

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