SAUVAGES & SAUVAGERIE
Comme elle trouve son expression dans les actions effectuées par les sauvages, la sauvagerie est tributaire des aléas idéologiques de cette dernière notion au cours des siècles. De même que la barbarie fut une réaction pertinente de la culture gréco-latine (comme antithèse meurtrière de la civilisation), la sauvagerie est une invention de la Renaissance européenne. Les sauvages font leur entrée dans la littérature avec les grandes découvertes, en particulier celle du continent américain. On construit alors leur image en développant vis-à-vis d'eux plusieurs attitudes : tout d'abord, la convoitise envers leurs richesses aurifères et une admiration pour leur organisation sociale ; puis, négativement, le mépris envers leur paganisme. Il fallut donc les soumettre par le baptême ou la mort et le pillage. Ce qui fut fait, au nom de Dieu.
Au xviiie siècle, la sauvagerie est redécouverte à travers les récits des voyageurs : c'est un état proche de la nature, une nature paradisiaque. Le sauvage y évolue parfaitement à l'aise, sans aucun des problèmes qui commencent à préoccuper la civilisation occidentale du moment. Les auteurs de ce siècle louent la virginité innocente du sauvage nord-américain totalement intégré à un monde merveilleux empli de chants d'oiseaux et de couchers de soleil. Jean-Jacques Rousseau pousse l'émerveillement jusqu'à instituer la sauvagerie en doctrine révolutionnaire : « L'homme est né bon, la société le déprave. » Ainsi, « le corps de l'homme sauvage étant le seul instrument qu'il connaisse, il l'emploie à divers usages, dont, par le défaut d'exercice, les nôtres sont incapables ; et c'est notre industrie qui nous ôte la force et l'agilité que la nécessité l'oblige d'acquérir. S'il avait eu une hache, son poignet romprait-il de si fortes branches ? S'il avait eu une fronde, lancerait-il de la main une pierre avec tant de raideur ? S'il avait eu une échelle, grimperait-il si légèrement sur un arbre ? S'il avait eu un cheval, serait-il si vite à la course ? » (Discours sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes). Jamais le progrès ne fut nié avec autant d'évidence ni le retour à la terre prêché avec autant de foi. La sauvagerie atteint à une pureté et une intégrité si harmonieuses que les romantiques l'utiliseront en tant que thérapeutique pour le mal du siècle. Chateaubriand décrira l'Amérique comme un grandiose éden qui laisse entrevoir la présence de Dieu.
Il faudra attendre la fin du xixe siècle et le début de l'époque coloniale pour voir se transformer radicalement le mythe du bon sauvage. Les récits des explorateurs sont imprégnés des guerres coloniales africaines. Le sauvage devient un guerrier farouche aux coutumes barbares et aux rites incompréhensibles. Il est brutal, aussi près de la nature qu'un animal ; mais la nature et les animaux ont bien changé depuis les romantiques. La nature est une ennemie et le naturel aussi, par la même occasion. La sauvagerie est assimilée à l'animalité, comme en témoignent les mœurs anthropophages qu'on découvre. La colonisation est une œuvre de civilisation, de progrès, de développement. La nécrophagie et autres attitudes similaires sont incompatibles avec la loi du Christ. Le remède consistera à plaquer le modèle occidental sur ces gens qui en ont tant besoin.
Puis vient la décolonisation et l'essor de l'anthropologie. On bannit du vocabulaire les termes « primitif », « archaïque », « sous-développé », « nègre » ; et, comme on ne sait pas encore très bien par quoi les remplacer, on utilise des euphémismes révélateurs de l'embarras dans lequel on est mis : « sociétés dites primitives », « micro-sociétés », « groupes en voie de développement », « sociétés autres ». La sauvagerie ne se trouve plus[...]
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Écrit par
- Claude LEFORT : directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales
Classification
Média
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