SCAPIN
Dans le théâtre de Molière, entre le fils avide, fringant mais désargenté, et le père, fortuné mais sénile et méfiant, le valet, lié à l'un et à l'autre, serviteur familier et dépendant des deux, participe en tant que témoin et confident à l'éternel affrontement des générations. Ce rôle privilégié qui lui est donné fait de lui parfois, dans le monde à l'envers qu'est la scène, le maître de jeu. Ni richesses ni ambition ne viennent alourdir sa démarche et, s'il est rusé, le voilà qui distribue les cartes, arbitre détaché et objectif, plus proche sans doute de la jeunesse par son désir encore inconscient d'émancipation. Condamné de naissance à être un sans-grade méprisable, craintif et soumis, le voilà devenu puissant et flatté, indispensable et exigeant, voilà qu'on se le dispute. Moins qu'un homme dans la vie, le voilà héros sur scène.
Dans la brillante série des valets de Molière, Scapin occupe la dernière place, celle de l'accomplissement et de la perfection. Fondé sur les modèles antiques de Térence et de Plaute, repris et stylisé par la commedia dell'arte avec l'apparition des Zanni, le valet, balourd comme Alain (L'École des femmes), naïf comme Lubin (George Dandin), roué comme Hali (Le Sicilien), malin comme Sbrigani (Monsieur de Pourceaugnac), inventif comme Mascarille (L'Étourdi), traverse le théâtre de Molière en un prestigieux crescendo pour aboutir au roi des fourbes, Scapin.
Son nom vient du verbe « échapper » et il ne l'oublie jamais. Il a tout vu, tout bu, tout écouté ; il bondit des coulisses et entre en scène comme un patineur, étrange animal suprahumain qui, entre deux siestes, condescend à se mêler des embarras des hommes. Valet, lui ? Peut-être par flemme napolitaine. Homme-orchestre, il tire les ficelles de ces marionnettes figées, ses maîtres, qui semblent suspendues à ses doigts. Il aide les plus jeunes dans leurs tromperies, à moins qu'il ne fraude leurs vieux pères. En deux bonds de matou, il rapetisse sa victime, en trois répliques, il fixe sa proie, dans l'orage de sa voix claironnante, toujours en deçà de ses moyens, gardant en réserve dans son sac à malices toutes les recettes de la fourberie, art dans lequel il est passé maître. Coincé, il se dérobe d'une pirouette et reparaît dans la peau d'un autre, David puis Goliath, tantôt agneau, tantôt loup-garou. Il invente, raisonne, improvise, ment, flagorne, bastonne, enseigne, fait le beau, fait le mort, ressuscite et disparaît. Il passe par ici, il est déjà par là, ombre indocile, échappé, dirait-on, de mille prisons, retiré, dit-il, des affaires. Pour se désennuyer un peu, il fréquente cette « pauvre espèce d'homme ». Sans âge, sans attache, Scapin, demi-dieu, est l'hommage de Molière à la farce et à la commedia dell'arte.
Personnage exceptionnel, limité cependant par son manque total de réflexion morale, mais qui est loin d'être une simple silhouette. Son ampleur dépasse le texte même. Par ses multiples aspects, ses contradictions inhérentes à sa condition de domestique et de meneur de jeu, Molière en fait un des rôles les plus difficiles du répertoire classique : rôle à performance qui exige une forte personnalité d'acteur capable de jouer sur tous les tons, sur tous les registres, sur tous les accents et d'accomplir une véritable prouesse physique, sa plasticité faisant de lui un mime supérieur. Interprété en valet fripon éclatant de gaieté et de santé, avec un abattage lyrique extraordinaire, par Rosimond (1640-1686), puis par Armand François Huguet (1699-1765), transfuge de la comédie italienne qui tint le rôle durant quarante ans, par Dugazon qui frôla la bouffonnerie gauloise, le Scapin le plus réussi dans le genre fut celui incarné par Constant Coquelin l'aîné. Jacques Copeau, le premier, proposa[...]
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Écrit par
- Hélène LACAS : auteur
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