SCIENCES Science et progrès
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Des progrès « pour » la science !
Nous en arrivons donc au point où il nous faut renverser complètement le rapport entre science et progrès : loin que la première puisse encore être source du second, elle doit maintenant en être une des cibles. Car nous ne devons pas nous résigner à voir la technoscience servir aveuglément les mécanismes de domination sociale. Reconnaissons à cette fin que la démocratie, c'est le pari que, devant nous prononcer en (relative) méconnaissance de cause, la « moins pire » des solutions (suivant l'imparable aphorisme churchillien) est de le faire collectivement et d'assumer ensemble les risques de ces décisions. Au principe du projet démocratique, cet énoncé que « la conscience prime la compétence » (B. Barret-Kriegel, 1992). Il est curieux de constater les résistances que rencontre cette idée dès lors qu'elle concerne le champ technoscientifique. Oui, bien sûr, admet-on, il faudraitqu'on puisse décider démocratiquement de l'évolution du programme électronucléaire, contrôler démocratiquement le développement du génie génétique, débattre démocratiquement des priorités de la recherche fondamentale – mais la masse profane du corps social serait trop loin du niveau de compétence requis pour pouvoir raisonnablement se prononcer. S'il est essentiel à cet égard d'impulser un vigoureux développement de la culture collective en matière de science et de technique, il ne peut être question pour autant d'y subordonner le principe d'un droit de regard et de décision en matière de technoscience, appartenant à la société tout entière, telle qu'elle est, profane et (relativement) ignorante. On n'exige pas des citoyens un brevet de théorie constitutionnelle avant de les laisser voter, ni des jurés de cour d'assises un certificat d'aptitude au droit criminel avant de les consulter. Pourquoi faudrait-il être plus savant en physique qu'en politique pour pouvoir donner son avis sur la construction d'une centrale nucléaire, en biologie qu'en droit pour se prononcer sur un programme industriel de génie génétique ? Loin que l'accroissement du niveau général de culture scientifique et technique de la société soit un préalable à l'extension du projet démocratique à la technoscience, c'est, tout à l'inverse, cette extension qui stimulera cet accroissement : c'est la prime accordée à la conscience qui développera la compétence.
Au surplus, le développement d'une conception des sciences et des techniques permettant de les replacer dans leur cadre historique, social et culturel, et d'en acquérir un contrôle collectif, ne concerne pas que les profanes, mais exige au premier chef une profonde mutation des conditions de formation et d'évaluation professionnelles des scientifiques. Il est temps de remarquer que notre analyse, jusqu'ici, a implicitement concerné ces sciences qu'on dit « naturelles » ou « exactes », et qu'on considère usuellement comme seules détentrices d'un label « qualité Science » incontestable. Pourtant, et sans vouloir ouvrir ici un débat épistémologique sur les critères de scientificité, il apparaît maintenant que les sciences sociales et humaines, au moins, disposent d'une réflexivité qui leur permet de discuter de leur propre engagement dans la cité, et, du coup, de pouvoir éclairer celui de leur congénères « inhumaines » et « asociales ». Aussi le développement récent des études (sociologiques, économiques, culturelles) sur la science offre-t-il des ressources considérables et encore trop peu mobilisées pour accéder à la maîtrise espérée.
Il faudra bien, enfin, que la technoscience non seulement renonce à toute prééminence morale ou intellectuelle sur le politique, mais encore qu'elle s'y soumette – pour que l'idée même de démocratie[...]
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Écrit par
- Jean-Marc LÉVY-LEBLOND : professeur émérite à l'université de Nice
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