SCULPTURE L'espace sculptural
Surface et profondeur
Pourtant, il n'y aurait pas véritablement de corps s'il n'y avait que ces délimitations et ces distributions. En même temps que des contours, des parties et des mouvements – une kinesthésie –, l'organisme est une cénesthésie profonde, une relation dynamique d'un dedans et d'un dehors. Tel est le volume dont parle Read : capacité d'occuper l' espace. Ainsi, pour achever de se donner un corps, l'homme sculptant tend encore à susciter un volume, qu'il rencontre et qu'il pénètre, et aussi qu'il remplit et dont il se remplit, en une confirmation réciproque à distance. Sur ce point, le sculpteur se sépare de l'artisan, qui, attentif à des séquences opératoires, n'a pas cette préoccupation.
D'où la volonté, notée par Auguste Rodin, que chaque portion de la surface sculptée manifeste le volume, dilaté en Grèce et à la Renaissance, comprimé au Mexique, fluidifié en Nouvelle-Guinée, mou et doux (soft) chez l'Américain Oldenburg, gras (fett) chez l'Allemand Beuys. Mais, positive ou négative – et les volumes négatifs brisent avec la Renaissance plus que le cubisme –, c'est toujours une intensification. Et celle-ci suppose une structure (par exemple, un certain taux de courbure) des différentes faces qui fait qu'elles s'anticipent perceptivement, deviennent « grosses » perceptivement les unes des autres. Ainsi, la présence du volume se conjugue avec la différenciation de l'image et du signe, au point de postuler, probablement dans toute sculpture, la tension d'au moins deux volumes. Une tête d'Égypte ou d'Ifé, apparemment d'une seule venue, tient dans l'engagement (astreint) d'une cavité crânienne et d'une cavité buccale ; tel guerrier d'Égine est l'articulation (forcée) d'un tronc et d'un bras, d'un tronc et d'une cuisse ; si bien qu'un torse de Brancusi évoque cette présence par la jonction (réluctante) de trois cylindres.
De la poursuite des volumes positifs ou négatifs découle également le souci habituel de faire intervenir dans la structure de l'œuvre son poids, dont on augmente, diminue ou nie l'impression. La perception pondérale, par le toucher ou par l'anticipation de la vue, a pour caractéristique de saisir l'objet entier, remarque Nogué, intérieur y compris.
À l'occupation de l'espace se rattache encore l'importance de la matière. Le Nylon de Gabo, désubstantialisé, convient à des volumes relationnels (masse = énergie = courbure d'espace). Au contraire, dans les civilisations fidèles à l'idée de la nature, la matière se présente d'ordinaire comme substance (sub-stare, c'est-à-dire « être dessous »), dont la taille, découvrant la transparence, les veinures, le grain, manifeste à la fois l'approche et la poussée. Assurément, dans le cas du bronze ou de la terre cuite, il n'y a pas de bloc initial magique, mais la substance continue à déborder dans les accidents de la cuisson, de la fonte ou du traitement final, que recommande Rodin. Restent les cas où le matériau est dissimulé par un revêtement. Il s'agit parfois d'une poursuite directe du volume par la structure colorée, sans passer par un effet de matière ; ainsi, Giacometti confie à Jean Clay : « La couleur, je suis pour [...]. À la fonderie, j'ajoutais des teintes chair à mes bronzes. Tous les ouvriers qui défilaient devant me disaient qu'elles devenaient plus rondes » ; et sans doute les brillants et les couleurs que les Grecs mettaient parfois sur leur marbre poursuivaient des buts semblables, assez éloignés d'un réalisme banal. Mais, dans bon nombre de cas, les revêtements anciens cherchent eux-mêmes l'effet substantialisant : soit qu'ils attisent des matériaux déjà vivaces, comme l'émail des yeux et le cuivre rouge des lèvres sur les bronzes étincelants[...]
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Écrit par
- Henri VAN LIER : docteur en philosophie, professeur à l'Institut des arts de diffusion, Bruxelles
Classification
Médias
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