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SÉBASTIEN EN RÊVE, Georg Trakl Fiche de lecture

À la mi-mars 1914, Georg Trakl (1887-1914) s'est rendu d'Innsbruck à Berlin auprès de sa sœur, avec laquelle il avait noué une relation incestueuse et qu'il avait entraînée sur la pente de la drogue (née en 1891, elle se donnera la mort en 1917). Il écrit alors à Ludwig von Ficker : « Ma vie s'est brisée. [...] Dites-moi que je ne suis pas fou. Je suis plongé dans une obscurité de pierre. Ô mon ami, comme je suis devenu petit et malheureux. »

Au même moment, un second recueil de ses poèmes est prêt, qu'il envoie à l'éditeur de Leipzig, Kurt Wolff : Sebastian im Traum (Sébastien en rêve). Le recueil est divisé en quatre cycles (« Sébastien en rêve » ; « L'Automne du solitaire » ; « Septuor de la mort » ; « Chant du séparé ») et un poème final (« Rêve et folie »). Chaque pièce de ce recueil publié en deux volumes en 1915, qui constitue un des sommets de la poésie de langue allemande, mériterait une analyse particulière. L'enfance perdue et la mort qui la ronge, le déclin de l'histoire occidentale et la descente aux Enfers des amants maudits, les images du mal et de la faute, de la souffrance et de la folie, dans un langage haletant, asyntaxique et souvent hermétique, alliant une musicalité exceptionnelle à une visualité qui fait de Trakl le plus grand « coloriste » de sa génération : ces thèmes et ces moyens langagiers permettent au recueil Sébastien en rêve de compter parmi les œuvres clés de l'expressionnisme.

Figures de sacrifice

Le poème éponyme du recueil, « Sébastien en rêve », est dédié à l'architecte autrichien Adolf Loos, représentant du modernisme des années 1910. Il évoque l'enfance, les figures du père et de la mère, et se construit autour des tensions entre l'espérance de salut et le désespoir, entre le mouvement d'ascension, d'expansion, et la chute, le déclin, la mort. Renonçant à toute logique narrative ou descriptive, le poète laisse parler le rythme et la mélodie des mots et construit un système de couleurs purement expressif et non réaliste. Cette musicalité et cette vision colorée sont extraordinairement difficiles à restituer en français. Deux ouvertures de phrase, en tête de plusieurs strophes, scandent ce texte divisé en trois parties : « Da (Lorsque) » et « Oder (Ou) ». La première partie commence ainsi : « Mère portait le petit enfant sous la lune blanche,/ Dans l'ombre du noyer, du sureau séculaire,/ Enivré par le suc du pavot, la plainte de la grive ;/ Et en silence/ S'inclinait sur eux la compassion d'un visage barbu. »

Cet enfant de la nuit et de la lueur argentée de la lune ne naîtra pas à la vie mais à la mort, sous le regard affligé du père. L'auteur compare la passion de l'enfant à la naissance du Christ, né pour le Calvaire et pour la Croix. La deuxième partie répète sur un autre registre le thème de la naissance de l'enfant nocturne : après la mort de l'enfant et du Christ, aucune résurrection ne viendra. La troisième partie commence comme une espérance de vie éternelle (« Cloche rose de Pâques dans le caveau de la nuit ») mais s'achève sur une vision de mort et de décomposition : « Marche tâtonnante sur les degrés verts de l'été. Ô avec quel silence/ Le jardin dépérissait dans le calme brun de l'automne,/ Odeur et mélancolie du vieux sureau,/ Quand dans l'ombre de Sébastien la voix d'argent de l'ange mourait. »

La figure de saint Sébastien, le jeune martyr percé de flèches sous le règne de Dioclétien, est une autre figure de la Passion et de l'existence vécue comme un supplice.

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