SECRETS ET MENSONGES (M. Leigh)
« Vous n'êtes pas forcé, mais vous pouvez sourire... » C'est la formule magique que prononce Maurice, photographe dans la périphérie de Londres, au moment de prendre ses clichés. Dans son studio, parfois à leur domicile à l'occasion d'un mariage, il voit défiler devant son objectif tous les échantillons d'humanité. Jeunes, vieux, enfants, Mike Leigh nous les montre, laids ou beaux, tendus, ridicules, pathétiques, dans l'attente du déclic qui va les représenter pour toujours. Ces brèves séquences de prises de vue viennent ponctuer Secrets et mensonges (palme d'or au festival de Cannes 1996) comme un refrain. Elles nous touchent, par leur drôlerie d'abord, ensuite et surtout par le mystère qui émane des visages. Brusque passage du naturel à la pose – ou l'inverse ? – sait-on jamais où sera la vérité. Peut-être tout simplement dans le passage, dans le vide entre deux expressions, semble nous suggérer le cinéaste.
« Tu ne souris jamais », dit Cynthia (Brenda Blethyn) à sa fille Roxanne (Claire Rushbrook), qui va fêter ses vingt et un ans dans quelques jours. Entre la mère et la fille, il y a plus de larmes et de cris que de mots doux et de sourires. Cynthia est la sœur de Maurice (Timothy Spall). Avec Roxanne, elle vit dans un rez-de-chaussée pauvre et encombré. Cynthia travaille dans une usine de cartonnage, Roxanne est employée municipale. Tôt le matin, en combinaison jaune-orange, elle balaie les rues.
Tranches de vies : jamais la formule n'aura été aussi juste pour désigner ce que nous voyons sur l'écran. Secrets et mensonges se présente comme un puzzle, une suite de scènes, plus ou moins brèves, qui nous emmènent d'un lieu à un autre, sans lien apparent. Après coup seulement se dessinent les relations entre les personnages. En même temps se révèle la nécessité de cette mosaïque. Éloignés, écartelés par la ville – Londres – qu'on devine seulement, les membres de la famille de Maurice vont être rapprochés, puis réunis. Entre la structure du film (un montage de séquences autonomes) et son propos (une famille éclatée), nous ressentons une cohérence absolue, une émotion d'une nature particulière. La vie de chacun de ces personnages semble suspendue à l'existence même du film. Le découpage n'est plus un artifice de manipulation du spectateur, mais un mode d'approche du secret des personnages et de ce qu'ils se cachent à eux-mêmes. Comme dans Citizen Kane (mais ici à l'échelle d'une famille entière), la forme discontinue travaille ainsi à recoudre des vies défaites.
Le générique se déroule sur les images d'un enterrement. Parmi les Noirs, rassemblés autour de la fosse, comment distinguerions-nous l'une des jeunes femmes ? Ensuite, comment saurions-nous qu'elle se prénomme Hortense (Marianne Jean-Baptiste) et qu'elle vient de perdre sa mère adoptive ? Pièce en trop dans le puzzle – pour le moment –, cette séquence introductive expose d'abord le motif de Secrets et mensonges : le deuil, la séparation, la perte, l'absence. Un lent travelling nous éloigne du groupe recueilli sous les grands arbres. Le charme bucolique des cimetières anglais donne à la scène un caractère paisible, tandis que la caméra poursuit son exploration. Derrière les arbres se détachent sur le ciel pâle les carcasses métalliques d'immenses gazomètres. Il a suffi d'un léger décadrage pour révéler le mensonge du cinéma : la beauté qui naît de la mise en scène est le fruit d'une exclusion. Il aura suffi d'un imperceptible geste pour nous suggérer ce que sera la beauté pour Mike Leigh : non l'harmonie née d'une exclusion mais la surprise jaillie d'un ensemble. Il faut donc partir de ce qui sépare (la mort, le deuil) pour chercher ce qui rassemble (la vérité de la présence).[...]
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Écrit par
- Jean COLLET : docteur ès lettres, professeur à l'université de Paris-V-René-Descartes, critique de cinéma
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