SÉCULARISATION
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La notion de sécularisation est liée à un double constat. D'une part, la religion a perdu dans les sociétés modernes occidentalisées la place fondamentale, centrale, qui fut la sienne pendant des siècles pour produire et reproduire le lien social, donner sens à la vie humaine, instaurer des normes de conduite. D'autre part, cette mutation sociale de la religion – que la mondialisation étend plus ou moins à l'ensemble de la planète en une onde de choc – au-delà des résistances qu'elle provoque, ne signifie nullement la disparition de la religion. Elle implique bien plus un ensemble de changements et une euphémisation des frontières entre le religieux et le non-religieux. James Beckford (Postmodernity : Sociology and Religion, 1996) résume l'essentiel de ce changement en une formule frappante : « le religieux n'est plus une institution sociale, il est devenu une ressource culturelle ». Cela rejoint le constat effectué par Grace Davie : l'individu moderne croit toujours mais hors du contrôle d'une Église (La Religion des Britanniques de 1945 à nos jours, 1994).
Selon la représentation dominante qui en est faite, la notion de sécularisation semble surtout liée à la perte d'emprise du religieux sur le social, pour trois raisons. D'abord, le sens premier du terme se rapporte à l'appropriation de biens ecclésiastiques par le pouvoir civil, et donc à une diminution de la puissance économique de la religion et de son pouvoir sur la société. Ensuite, à partir de la rupture opérée par les Lumières entre la pensée philosophique et la pensée chrétienne, la notion acquiert un sens plus général et constitue une catégorie d'interprétation liée à une philosophie de l'histoire. En France, plus que dans tout autre pays, l'idée de progrès est apparue antithétique à une vision religieuse. Enfin, des théories sociologiques de la sécularisation se sont développées dans les années 1950-1960, à une période où, précisément, les indices empiriques de déclin de la religion paraissaient prédominants. Ces théories étant liées au fait que la vision libérale autant que la vision marxiste postulaient que la sphère religieuse était en déficit de modernité, la notion de sécularisation s'avérait plus complexe et ambivalente. Cependant, ces théories ne prophétisaient nullement une disparition prochaine ou future de la religion.
Un symptôme de déclin du religieux
Ainsi, Peter Berger (La Religion dans la conscience moderne : essai d'analyse culturelle, 1971) insistait surtout sur la pluralisation des formes religieuses corrélatives à la sécularisation. D'après lui, au fur et à mesure que les sociétés se sécularisent, la scène religieuse s'apparente à un « marché » de biens religieux sur lesquels plusieurs « entrepreneurs religieux » se trouvent en situation de concurrence. Au bout du compte, il s'agit d'une sorte de « marché du sens », où les frontières entre religions et entre le religieux et le para-religieux ont tendance à s'atténuer. Dès lors, les confessions chrétiennes ou même les autres religions ont intérêt à réguler leur concurrence, voire à s'allier face à la montée de nouvelles entreprises concurrentielles. L'œcuménisme, puis le dialogue inter-religieux apparaissent ainsi comme des stratégies de réponse à la sécularisation.
Au même moment, Thomas Luckmann (The Invisible Religion, 1967) propose une conception de la sécularisation qui privilégie la « privatisation » et la « subjectivation » du religieux. Désormais, la construction des « significations ultimes » est de la responsabilité de l'individu et non de la sphère publique. Cette théorisation induit la possibilité d'un éclatement du religieux et la possibilité d'émergence de nouvelles religions dans la société sécularisée. De fait, quelques années plus tard, Bryan Wilson (Les Sectes religieuses, 1970) explique que ce sont moins les main churches (les Églises historiques importantes) que de nouveaux courants et mouvements religieux qui peuvent remplir un rôle social dans les sociétés sécularisées. Leur succès tiendrait à leur capacité à constituer des passerelles vers la modernité, ou des lieux structurants pour des populations déstabilisées par des mutations socio-économiques et socioculturelles. Cette capacité viendrait notamment du fait qu'ils donnent à leurs adeptes des « vérités à croire », liées à des normes précises aptes à donner à l'individu une identité forte, parce que les failles comme les réussites du progrès diminuent l'espérance, augmentent l'incertitude et même l'inquiétude collective.
Les thèses de Berger, de Luckmann ou de Wilson, qui vont plus dans le sens de la mutation du religieux que dans la perspective de sa disparition, peuvent être discutées. Peter Berger lui-même semble aujourd'hui considérer les théories de la sécularisation comme erronées, estimant que l'importance des mouvements de type fondamentaliste est une réfutation massive de l'idée selon laquelle « la modernisation conduit de façon inéluctable au déclin de la religion » (Le Réenchantement du monde, 2001). Mais les nouveaux radicalismes religieux démentent moins les analyses sur la sécularisation que leur idéologisation et leur instrumentalisation en stratégies ecclésiastiques. Les travaux d'Olivier Roy (Généalogie de l'islamisme, 1995 ; L'Islam mondialisé, 2002) sur les courants néo-fondamentalistes musulmans montrent que ceux-ci sont souvent, à leur insu, des agents de sécularisation alors même qu'ils tentent de résister aux avancées mondiales d'un processus de sécularisation qui est complexe et ambigu (David Martin, A General Theory of Secularization, 1978). C'est pourquoi, d'ailleurs, il n'existe pas de définition théorique de la sécularisation mais bien plus des débats théoriques sur la sécularisation.
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Écrit par
- Jean BAUBÉROT : directeur d'études émérite du groupe Sociétés, religions, laïcités au C.N.R.S.
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