SÉFARADE (A. Muñoz Molina)
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« Une sorte d'encyclopédie de l'exil... », c'est ainsi qu'Antonio Muñoz Molina définit Séfarade (trad. P. Bataillon, Seuil, Paris, 2003). De la maladie mortelle dont on est atteint jusqu'à l'impitoyable persécution qui cherche à anéantir un être humain pour la seule raison qu'il existe, toutes les formes de l'exclusion, du déracinement, de la haine ou de la barbarie composent ici une pathétique mosaïque.
Séfarade : ce mot s'applique aux Juifs bannis de l'Espagne médiévale par le décret du 31 mars 1492, promulgué par les Rois Catholiques. Selon un verset du prophète Abdias, le terme désigna d'abord le lieu où furent rassemblés les Juifs expulsés de Jérusalem. Pour les Juifs chassés de la péninsule Ibérique, il évoquait le pays dont ils avaient été bannis (leur diaspora au Portugal et en Amérique latine et la persécution incessante à laquelle ils furent soumis par l'Inquisition espagnole ont fait l'objet, en 2001, d'une étude magistrale de Nathan Wachtel, La Foi du souvenir. Labyrinthes marranes). Enfin, ajoute l'auteur, Séfarade est une métaphore de la nostalgie.
Le Juif sera donc la figure emblématique des dix-sept récits rassemblés dans ce livre touffu, qui illustrent tour à tour le thème du bannissement, de l'errance, de la torture. La question de l'identité, centrale pour Antonio Muñoz Molina, hante ces existences déchirées : « La partie la plus pesante de notre identité s'appuie sur ce que les autres savent ou pensent de nous. [...] Ils nous regardent et nous ne savons qui ils peuvent bien voir en nous, ni ce qu'ils inventent ou décident que nous sommes. » À partir de cette incertitude fondamentale, Séfarade, « roman de romans » (Novela de novelas), selon le sous-titre – non repris dans la traduction française – de l'édition originale (Madrid, 2001), va mêler l'histoire, la fiction, les témoignages, les correspondances, l'autobiographie, faisant délibérément éclater les genres littéraires.
Si l'exil des Juifs d'Espagne et leur patrie perdue s'inscrivent en toile de fond de cette fresque de la désolation, la période considérée est essentiellement le xxe siècle, marqué par l'avènement des régimes autoritaires. Totalitarisme stalinien, barbarie hitlérienne, dictature franquiste : les époques et les pays se confondent pour dénoncer « la mesquinerie presque universelle [...], la dose d'infamie intime qui ont soutenu l'édifice sanguinaire de la tyrannie ». Soumis à une violence tantôt déclarée, tantôt insidieuse, les personnages semblent condamnés à errer d'une histoire à l'autre, de dénonciations en déportations, d'évasions en exécutions, dans une sorte de chassé-croisé comparable aux séquences entrechoquées d'une seule hallucination.
Qu'il s'agisse du narrateur allant de Grenade à Madrid, de Primo Levi hanté par les wagons de marchandise plombés, des lettres de Milena Jelsenska et de Franz Kafka, ou encore de Willi Münzenberg, ex-dirigeant de la IIIe Internationale, poursuivi à travers l'Europe par les sbires de Staline, le va-et-vient des trains, quand il ne compose pas, par exemple, la trame d'un récit (Copenhague), participe de cette poétique du seuil fatal qui déréalise le passé et introduit à un présent menaçant. Ainsi pour les chambres d'hôtel d'où l'on guette le bruit des pas, les gares (celle de Cerbère, par exemple, où les républicains espagnols vaincus se rassemblaient, en 1939, sous les injures et les coups de crosses des gendarmes français), ou les postes frontières (Port-Bou, où Walter Benjamin, en 1940, mit fin à ses jours).
Dans Ô toi qui le savais, un Juif de Tanger, Isaac Slama, visite le camp, en Pologne, où périrent sa mère et ses deux sœurs. Là encore, le présent de la destruction demeure inappropriable, sinon à travers quelques traces, quelques signes épars, que Séfarade s'efforce précisément de préserver.
Si une série de personnages célèbres, poursuivis par la haine raciste ou idéologique (tels que Baruch Spinoza, Trotski, Walter Benjamin, Margarete Buber-Neumann, Jean Améry, Victor Klemperer, Evgenia Ginzburg, Antonio Machado, García Lorca...) se détache avec un relief particulier, au fil des récits, toute une foule anonyme d'exilés lui fait cortège, reliant cette « encyclopédie de l'exil » à notre propre temps. Le « royaume des morts vivants », voilà ainsi ce que décrit Où que l'homme aille : un quartier de Madrid, peuplé de mendiants, d'innombrables Chinois, d'Indiennes portant leurs enfants dans le dos, et de laissés pour compte ravagés par la drogue et la maladie.
« J'ai très peu inventé dans les histoires et dans les voix qui se croisent dans ce livre », écrit Antonio Muñoz Molina dans une note finale sur les lectures qui lui ont inspiré Séfarade. « J'en ai entendu raconter certaines et elles habitaient ma mémoire depuis longtemps. J'en ai découvert d'autres dans des livres [...] J'ai aussi prêté attention à beaucoup de voix... » Cet ensemble hétéroclite édifie un mémorial des abominations de l'histoire, insolite dans la littérature espagnole. Le Procès de Kafka, ou encore Absalon, Absalon, de Faulkner, ont peut-être suggéré à l'auteur cette polyphonie du malheur. La technique de narration (montage de récits en miroir, de monologues, de digressions, avec de brusques changements de points de vue narratifs, un brouillage des repères chronologiques, une surimpression des décors), contribue à donner à Séfarade à la fois sa portée de témoignage authentique et son atmosphère de cauchemar obsédant.
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Écrit par
- Bernard SESÉ : professeur émérite des Universités, membre correspondant de la Real Academia Española
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Média
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