LAGERLÖF SELMA (1858-1940)
Le merveilleux à l'épreuve du réel
Pour l'heure, la voici lancée. Les Liens invisibles (Osynliga länkar, 1894), recueil de légendes et de contes, disent bien que l'essentiel est invisible aux yeux. Un voyage en Italie (1895-1896), après l'abandon définitif de son métier d'institutrice, lui est une révélation. Les Miracles de l'Antéchrist (Antikrists mirakler, 1897), qui imposent définitivement son nom, et qui se déroulent en Sicile, vont bien au-delà du propos narratif. L'Antéchrist, c'est le socialisme, parce que son royaume est uniquement de ce monde. Mais Selma Lagerlöf ne sait exactement quelle position adopter, les idéaux d'égalité, de justice et de recherche du bien-être (välfärd) qui sont en Suède le fait de la social-démocratie montante la retenant également. On le voit, on ferait le plus grand tort à cet écrivain en ne reconnaissant pas qu'elle n'eut jamais de certitude inébranlable et qu'elle se voulut, toute sa vie, chercheuse et questionneuse. C'est ce qui explique l'ambiguïté d'un superbe récit comme Une histoire de manoir (En herrgårdssägen, 1899), qui reprend le vieux motif de la Belle et de la Bête : Gunnar, qui est fou, ressuscite une jeune fille morte en jouant de la flûte, et elle le sauve de sa folie par son amour. Parallèlement, Les Reines de Kungahälla (Drottningar i Kungahälla, 1899) prêche la bonté et l'abnégation à partir de vénérables motifs historiques.
Avec son amie Sophie Elkan, Selma Lagerlöf se rend en Égypte et surtout en Palestine pour y rencontrer ces paysans de la paroisse de Näs, en Dalécarlie, qui ont décidé d'aller sur place vivre intégralement leur foi, dans le plus pur esprit évangélique. Elle en fera le sujet du diptype romanesque qui assurera sa renommée mondiale : Jérusalem (t. I, 1901 ; t. II, 1902), robuste épopée rurale dans le goût du Norvégien Bjørnson, qui exalte la foi, et aussi ces vertus de volonté, de sens de la justice et d'humilité devant Dieu qui, pour l'auteur, ont toujours été le meilleur de son peuple. Cela ne l'empêche pas de revenir à la légende, éventuellement nourrie de réalisme, avec Légendes du Christ (Kristus Legender, 1904), Les Écus de messire Arne (Herr Arnes penningar, 1904), où apparaît avec force le thème, obsédant pour cette luthérienne, de la faute et de l'expiation, dans un sombre décor de morts et de fantômes, tout comme, plus tard, ce Charretier de la mort (Körkarlen, 1912) qui passe ramasser les âmes des défunts la nuit du Nouvel An.
En 1901, la direction générale des écoles avait commandé à l'écrivain un ouvrage de bonne vulgarisation destiné à familiariser les petits Suédois avec la connaissance de leur pays, en partie pour lutter contre la vague d'émigration vers les États-Unis qui appauvrissait la Suède. Ce sera Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède (Nils Holgerssons underbara resa genom Sverige, 1906-1907), inspiré en partie par Rudyard Kipling, qui a plus fait que toute autre œuvre pour imposer au monde entier le nom de son auteur et une certaine image de son pays. L'argument en est trop connu pour qu'on le rappelle ici. Et la continuité par rapport au reste de l'œuvre est évidente : célébration des grandes valeurs morales patronnées par le christianisme, volonté bien arrêtée de ne pas séparer le merveilleux, voire le fantastique, du quotidien réaliste, sens inné des forces occultes qui transfigurent la vie, nous connaissons tout cela depuis L'Histoire de Gösta Berling. Ainsi que le décor légendaire avec ses lutins, trolls, tomtes. Mais il est un point capital, bien scandinave assurément, sur lequel on n'attire pas assez l'attention. Certes, le vilain petit Nils fait, peu à peu, amende honorable en vivant de tout près le monde du travail, des hommes fidèles à leurs traditions immémoriales.[...]
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Écrit par
- Régis BOYER : professeur émérite (langues, littératures et civilisation scandinaves) à l'université de Paris-IV-Sorbonne
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