SENS COMMUN
La langue ordinaire assimile bon sens et sens commun : une même faculté de juger avec pertinence des situations concrètes, une même estimation de ce qui est réel et de ce que le réel rend possible ; également une mesure de ce qui « fait sens », selon des critères psychologiques et sociologiques implicites. La tradition philosophique tantôt les distingue (Descartes), tantôt préserve l'assimilation précédente, mais confère au sens commun une portée élargie ; en lui faisant signifier l'ensemble des vérités premières et indubitables ou lois de la croyance humaine.
Les critiques adressées aux arguments qui se réfèrent au sens commun l'identifient à l'appel au « consentement universel », qui voit dans le fait qu'une croyance (s'il en est une) soit répandue dans toute l'humanité à toutes les époques un indice et une garantie de sa vérité. L'intérêt de ce point de vue fut d'abord moral et religieux. Il fut ensuite péjorativement compris comme un appel à la foule et au « vulgaire » contre les « doctes ».
La philosophie peut se définir délibérément contre le sens commun : Parménide nous somme de choisir entre la voie de l'apparence et celle de l'être ; Platon oppose opinion et science, le monde des ombres de la caverne et le monde de la lumière ; ces philosophies généralement ascétiques imposent le préalable d'une rupture avec les évidences communes ; cette inspiration se retrouve dans le doute hyperbolique cartésien et l'épochè husserlienne. On peut aussi philosopher avec le sens commun : déjà dans l'Antiquité, Aristote (Topiques) estime qu'il ne faut pas examiner toutes les questions et que ceux qui demandent s'il convient d'honorer les dieux ou d'aimer ses parents méritent en réponse une bonne correction, et que celui qui demande si la neige est blanche n'a qu'à ouvrir les yeux et regarder. Même position chez Sextus Empiricus (Hypotyposes) : « De quelle manière celui qui nie l'existence du mouvement quitte-t-il sa demeure ou rentre-t-il chez lui ? » Au xviiie siècle, apparaît en France une philosophie du sens commun à visée essentiellement théologique avec le jésuite Claude Buffier (Traité des premières vérités, Paris, 1724), puis avec Fénelon et Lamennais.
C'est à la même époque que ce type de philosophie connaît en Écosse le développement le plus important avec Thomas Reid, Dugald Stewart et James Beattie. Pour le premier, il faut d'abord défendre le sens commun contre les subtilités des sophistes et des sceptiques, mais s'efforcer de distinguer sens commun et préjugés ; d'autre part, toute science doit être fondée sur des principes premiers et intuitifs (pour éviter la régression à l'infini). Reid remarque ensuite que le langage ordinaire peut être critère de rejet (« On est fondé à suspecter toute théorie qui conduit les hommes à corrompre le langage et à confondre ce que le sens commun et la langue commune leur enseignent à distinguer ») et que l'enquête sur le sens des mots du langage ordinaire est inutile, car « ils sont parfaitement compris par tous », enfin que la restauration du sens commun passe par une critique de l'idée comme intermédiaire entre nous et les choses.
Au xxe siècle, le relais est pris par G. E. Moore, qui renforce sa critique de l'idéalisme, du solipsisme et du scepticisme, déjà opérante en 1903, par un article célèbre intitulé précisément A Defence of Common Sense, paru en 1925. Il y soutient que nous savons avec certitude que beaucoup de propositions sont vraies, sans pour autant être en mesure de les prouver, ni même parfois d'analyser correctement leur signification. Ainsi en est-il de : « Je suis un être humain » ; « La Terre existe depuis de nombreuses années » ; « Il y a eu et il y a beaucoup d'autres êtres humains sur[...]
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Écrit par
- Françoise ARMENGAUD : agrégée de l'Université, docteur en philosophie, maître de conférences à l'université de Rennes
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