SENS (notions de base)
Comment rendre compte du vivant ?
II nous faut revenir en arrière pour préciser les étapes qui ont conduit au nihilisme. Au xviie siècle, René Descartes (1596-1650), ouvrant la voie aux sciences modernes, conçoit le corps comme une machine. De même que l’astronomie n’a plus besoin de prêter la moindre intention à la Lune pour expliquer qu’elle nous éclaire la nuit, de même on peut rendre compte des actions d’un corps vivant sans introduire en quoi que ce soit la notion de finalité. Le corps serait semblable à une horloge : « Lorsqu’une montre marque les heures par le moyen des roues dont elle est faite, cela ne lui est pas moins naturel qu’il ne l’est à un arbre, né de telle ou telle graine, de produire tels ou tels fruits » (Principes de la philosophie, 1644). Le discours de la science peut ainsi étendre à l’ensemble du vivant l’élimination des buts circonscrite a priori à la nature inanimée.
Adversaire de Descartes, Emmanuel Kant (1724-1804) démontrera au siècle suivant qu'on ne saurait assimiler le corps vivant à une horloge. Il accorde à son prédécesseur que seul le mécanisme strict, appliqué aussi loin qu’il est possible, garantit une connaissance objective des êtres vivants. Il n’en est pas moins vrai qu’un corps vivant est doté de capacités dont le mécanisme ne peut rendre compte : celle de se reproduire (une montre ne se duplique pas), celle de se construire soi-même à partir de deux cellules germinales (une montre ne peut être fabriquée qu’en rassemblant des pièces détachées), celle d’entretenir une relation unique entre le tout et les parties. Kant range sous l’étiquette de ce qu’il dénomme la « téléologie » ces capacités du vivant, et « jugement téléologique » le jugement qui met en œuvre ce principe. Le jugement téléologique n’explique pas son objet (ce dont seule une science de type mécaniste est capable), mais il est la condition de possibilité d’une explication mécaniste. Si je ne savais pas que l’œil est organisé pour capter des images, aucune interrogation scientifique à propos de l’œil ne serait envisageable. Le jugement téléologique est donc le préalable nécessaire au discours objectif sur la vie.
Si l’on accepte l’hypothèse kantienne de la nécessité d’avoir recours à la téléologie pour pouvoir rendre compte du vivant (bien sûr, de façon mécaniste), alors on admettra qu’il n’y a rien d’arbitraire à concevoir l’homme, seul être apte à poursuivre des buts, comme l’élément le plus parfait de la nature. L’homme introduit dans le monde une finalité consciente, ce qui est la seule chose qui puisse donner à cette nature une « valeur ».
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Écrit par
- Philippe GRANAROLO : professeur agrégé de l'Université, docteur d'État ès lettres, professeur en classes préparatoires
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