SENS UNIQUE, Walter Benjamin Fiche de lecture
Dire la modernité
Dans Sens unique, que Benjamin nommait sans plaisir son « livre d'aphorisme », l'auteur articule une analyse désespérée de l'illusion sociale, une dramatique eschatologie (« Si l'élimination de la bourgeoisie n'est pas accomplie avant un moment presque calculable de l'évolution technique et scientifique [...] tout est perdu ») et une réflexion fondamentale sur l'écriture. On peut en effet (le premier texte, contre le « geste universel et prétentieux du livre », en est un symptôme) prendre Sens unique pour un traité d'écriture. Benjamin y décrit avec volupté la forme des traités arabes, dont la structure discursive se dissimule sous l'entrelacs. Une histoire du graphe est proposée, qui fait de Mallarmé l'initiateur de la modernité et annonce la fin du livre : après s'être progressivement couchée (de la stèle au pupitre, du pupitre au folio), l'écriture aujourd'hui se redresse et se diffracte dans la publicité ou dans le fichier. Ce devenir pictographique du livre, qui rendra inutiles les pavés universitaires, conduit Benjamin à scruter aussi bien billets de banque que timbres-poste. C'est le caractère équivoque de son attitude face à cette mort supposée de la « galaxie Gutenberg » qui lui fait citer cette belle lettre de Gœthe dans la préface d'Allemands (1936) : « Avec quelques-uns peut-être nous serons les derniers d'une époque qui ne reviendra pas de sitôt ». Ainsi célèbre-t-il en Karl Kraus – écrivain et polémiste autrichien – le fossoyeur et le dernier gardien du langage, ainsi loue-t-il sur un mode aigre-doux, de par l'urgence sociale, le déclin de la critique et l'avènement des mass media.
Les titres de Sens unique n'ont pas souvent un rapport direct avec le contenu des fragments, selon le principe du collage que les surréalistes admiraient tant chez Lautréamont. Frappés selon une typographie spéciale, dans l'édition originale, ils devaient transformer le lecteur en flâneur d'une grande ville, brusquement surpris par tel ou tel panneau : DÉFENSE D'AFFICHER ; ALLEMANDS, BUVEZ DE LA BIÈRE ALLEMANDE ; CES APPARTEMENTS SONT À LOUER. En effet, ce livre qui « doit beaucoup à Paris » est comme l'esquisse de son grand œuvre inachevé sur les Passages parisiens, dont les fragments conservés (« Thèmes baudelairiens », « Paris, capitale du xixe siècle ») concernent cette « expérience du choc » qui est, au dire de Benjamin, au fondement de la modernité. Les Paysages urbains qui complètent le volume en sont en quelque sorte une préparation plus timide. Mais déjà le mode d'approche est fixé : livrer de la ville, plus qu'une topographie de ses monuments, la quotidienneté banale de ses habitants, telle qu'on peut la saisir en pratiquant la métropole, c'est-à-dire en s'y perdant. Déjà, plus que l'appréhension visuelle – et la distance maîtrisée qu'elle suppose – c'est « l'accoutumance » et « l'accueil tactile » qui livrent à Benjamin les secrets de Marseille et de Moscou. Sur un traîneau-taxi, le client frôle de sa manche les passants : « Là où les Européens jouissent sur la foule de la supériorité, de la maîtrise que procure une course rapide, le Moscovite dans le petit traîneau est intimement mêlé aux hommes et aux choses. [...] Pas de vue plongeante : un frôlement tendre, rapide, le long des pierres, des hommes et des chevaux. On se sent comme un enfant qui glisse sur sa petite chaise à travers l'appartement. » Mais, là encore, il ne faut pas s'y tromper : cette plongée au cœur de la matière urbaine conduit Benjamin, dans les sensations ténues qu'il enregistre, à lire les drames sociaux qui s'y trament. En un sens, comme le voulait Benjamin de son grand livre inachevé, tous les textes de ce recueil démontrent « jusqu'à quel point on peut être concret à l'intérieur de structures qui relèvent de la philosophie[...]
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Écrit par
- Yve-Alain BOIS : professeur d'histoire de l'art à l'université Harvard
Classification
Média