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SENTIMENT

« Le cœur a ses raisons, que la raison ne connaît point ; on le sait en mille choses. » Ces mille choses sont ce que nous appelons nos sentiments. Et, comme l'exprime bien la phrase de Pascal, ceux-ci nous apparaissent à la fois comme irremplaçables et comme inexplicables. Irremplaçables, car le plus intellectualiste des philosophes doit bien admettre qu'il existe des expériences comme la joie, la révolte, l'admiration, l'amitié, l'amour, dont rien ne pourrait vraiment combler le vide laissé par leur absence. Inexplicables, car on ne peut pas analyser un sentiment, le ramener à des causes ou à des facteurs objectifs sans perdre aussitôt ce qui en fait l'essence : expliquer à une mère pourquoi elle aime son enfant, n'est-ce pas réduire cet amour à autre chose et finalement le nier ?

Le problème du sentiment est que la valeur que nous lui attachons est liée à son mystère même. Aussi cette valeur apparaît-elle suspecte à beaucoup, qui préfèrent ne voir dans ces raisons du cœur que des connaissances confuses, des résidus irrationnels de l'enfance dans la vie adulte. Mais ce mépris du sentiment ne revient-il pas à mutiler l'homme d'une part essentielle de lui-même ?

Qu'est-ce qu'un sentiment ?

En fait, le mot « sentiment » connote des sens très divers, et les auteurs ne retiennent le plus souvent que l'un d'eux au détriment des autres. Ainsi, pour Malebranche, le sentiment est la perception confuse des choses et de soi-même ; les moralistes anglais du xviiie siècle l'identifient avec la bienveillance, la sympathie spontanée ; Théodule Ribot le confond avec l'affectivité en général en tant qu'elle rend le sujet tendancieux ; Pierre Janet le réduit au contraire aux émotions fondamentales ; Alain exalte le sentiment en en faisant le « serment », l'acte par lequel la volonté assume les passions et les transfigure. Si chacun de ces auteurs a raison dans ce qu'il dit, il n'en reste pas moins qu'ils parlent tous d'autre chose, faute d'avoir accepté au départ l'ambiguïté foncière du mot « sentiment ». C'est de cette dernière qu'on partira, pour tenter d'abord d'en dégager les diverses significations et d'en découvrir ensuite le foyer commun.

Le sentiment est avant tout l'acte et le résultat du sentir, lequel désigne la prise de conscience immédiate, sans intermédiaire, sans distance, des choses et de nous-même ; l'objet du sentiment est toujours ce qui nous « touche ». À partir de là, sentiment signifie conscience, comme l'indique l'expression « perdre le sentiment » ; les malades de Janet (dépressifs ou schizophrènes) qui ont perdu le sens du réel sont en réalité des malades du sentiment : « Le malheur de ma vie, dit Flore dans ses états de vide, c'est que je n'aime plus personne ; le jour où j'aimerai de nouveau, je serai guérie. » Ils savent que le monde existe, que les autres existent, ils ne sentent plus leur présence, elle ne les touche plus. Plus précisément, sentiment signifie croyance, assentiment : « tel est mon sentiment », dit-on pour souligner qu'on assume totalement l'idée qu'on exprime, qu'on la porte avec son corps et ses mouvements les plus intimes. Le sens d'intuition, de « pressentiment » est un peu différent ; on retrouve ici le « cœur » de Pascal, cette évidence indiscutable bien qu'indémontrable ; en fait, tout sentiment (expérience esthétique, honte, amitié) comporte ce caractère de révélation immédiate qui n'admet aucun pourquoi. Sentiment signifie aussi impression, état affectif ; c'est encore l'intuition, mais en tant qu'elle nous affecte : un sentiment de gêne, de dégoût, de bien-être ; en réalité, tout sentiment s'oppose à la connaissance[...]

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Écrit par

  • : professeur à la faculté des sciences humaines de Strasbourg

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