SENTIMENT DU MONDE, Carlos Drummond de Andrade Fiche de lecture
Sentiment du monde, troisième recueil de l'écrivain brésilien Carlos Drummond de Andrade (1902-1987), marque un tournant dans sa poésie en amorçant une réflexion sur la dimension historique de son temps, filtrée, comme son titre le laisse entrevoir, par la subjectivité lyrique. L'œuvre, publiée en 1940, est attentive aux bouleversements tragiques du contexte international (la montée du fascisme, les tensions qui précèdent la Seconde Guerre mondiale) et fait écho aux transformations qui ébranlent le panorama politique, économique et social brésilien (les contradictions du processus de modernisation de la société brésilienne, l'avènement de la dictature de Getúlio Vargas, en 1937). En s'interrogeant sur le rôle de la poésie, Sentiment du monde révèle la prise de conscience critique d'une époque perçue comme destructrice pour l'homme. L'itinéraire initial de Drummond de Andrade s'infléchit alors vers une conception de la liberté imbriquée dans l'histoire, très différente de l'aspiration à la libération individuelle qui marquait ses deux premiers recueils (Quelques poèmes, 1930 ; Marécage des âmes, 1934).
Un art de la dissonance
L'ouverture du moi au monde fait évoluer la poésie de Drummond vers un lyrisme social qui est représentatif de la conscience littéraire brésilienne de la décennie 1930-1940. Son œuvre, liée au modernisme dès son premier recueil, s'inscrit dans la deuxième phase de ce mouvement au cours de laquelle le projet esthétique cède la place au projet idéologique. Plus modérées esthétiquement que celles de la période expérimentale de la phase héroïque (1922-1930), les productions de cette deuxième étape moderniste sont fortement marquées par des préoccupations liées à la réalité sociale brésilienne. Cependant, Sentiment du monde dépasse le seuil de la simple dénonciation sociale pour proposer une méditation existentielle sur l'actualité immédiate : « Le temps est mon matériau, le temps présent, les hommes présents, la vie présente » (Main dans la main). Cette dimension existentielle permet au poète d'évoquer des éléments de son enfance dans sa province natale (Confidence du fils d'Itabira) et de mêler ainsi la compréhension de l'histoire à celle du monde.
Les vingt-huit poèmes de Sentiment du monde, avec leurs longs vers libres et leur rythme prosaïque, oscillent entre un ton grave qui chante la souffrance collective, une certaine autodérision lorsque le poète se prend pour sujet de son discours et l'ironie envers l'aliénation bourgeoise. Liée à l'axe thématique central – la prise de conscience de cette douloureuse réalité sociale – une certaine prédominance du ton élégiaque voit le jour. Cependant, il n'est pas rare que des changements de registre se produisent dans un même poème, l'émotion suscitée par la gravité du discours pouvant brusquement céder la place à l'humour ou à l'ironie. C'est peut-être là que se trouve un des traits les plus originaux de la poésie de Drummond. Jouant sur l'imprévisibilité, celui-ci met en scène les tensions dissonantes entre les poétiques de l'épanchement du moi et de l'engagement social.
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Écrit par
- Rita OLIVIERI-GODET : maître de conférences, département d'études des pays de langue portugaise, Université de Paris-VIII
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