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SENTIMENT

Le sentiment est-il spécifique ?

Une telle définition ne dit pas si le sentiment existe vraiment comme tel, ou si l'on ne peut pas le réduire à autre chose. C'est ce qu'ont tenté la plupart de ceux qui ont prétendu l'expliquer.

Les intellectualistes ramènent ainsi le sentiment à la connaissance. Il n'est, pour Leibniz, qu'une représentation confuse ; ainsi, le plaisir d'entendre la musique n'est que la représentation confuse des rapports mathématiques qui en sous-tendent l'harmonie. J. F. Herbart et son école font du sentiment l'accord ou le désaccord entre nos idées ; je suis joyeux si l'idée de la venue d'un ami est confirmée par un télégramme, en colère si mon idée s'oppose à celle que je prête à mon adversaire, etc. On pourrait objecter à Leibniz que le plaisir de sentir la musique est hétérogène à celui de la comprendre, que la raison n'épuisera jamais ce que donne le sentiment et que ce dernier n'est donc pas un moins, mais un plus. Quant à Herbart, il est facile de voir qu'il se donne ce qu'il prétend expliquer : le télégramme ne me rend joyeux que parce que l'idée de la venue de l'aimé ne m'était pas indifférente ; l'idée de mon adversaire m'irrite parce qu'il est mon adversaire, etc. Le sentiment est autre chose que la connaissance.

Cet « autre chose », certains l'ont attribué au corps. Ainsi Ribot écrit : « Les sentiments ne sont plus une manifestation superficielle ; ils ont leur racine dans les besoins et les instincts, c'est-à-dire dans les mouvements. La conscience ne livre qu'une partie de leur secret, il faut descendre au-dessous d'elle. » Si l'on admet que le sentiment exprime l'unité de la personne, l'on admet aussi que le corps est présent dans tous nos sentiments, même les plus « spirituels » : on sent « avec ses entrailles », ou l'on ne sent rien. Toutefois, à en croire Pierre Janet, on remarque les mêmes mouvements corporels dans les sentiments les plus différents, ce qui rabaisse singulièrement les prétentions scientifiques de la théorie physiologique. D'autre part, cette théorie confond le sentiment avec l' émotion ; or celle-ci est une crise soudaine, alors que le sentiment est une conduite durable : on dit qu'une émotion est plus ou moins « violente », un sentiment plus ou moins « profond » (et profondeur veut dire ici durée). Ce qui signifie qu'un même sentiment donne lieu aux mouvements les plus variés (rougir, pâlir, etc.) et qu'il les thématise comme les actes d'un seul et même drame.

Une troisième théorie explique le sentiment non plus par le corps mais par l'inconscient. Pour Freud, nos sentiments conscients ne sont pour la plupart que nos sentiments apparents et leur sens réel est caché à la conscience elle-même. Le sentiment est bien un drame, mais dont le plus clair se joue dans les coulisses. À l'opposé, Sartre, pour sauver l'unité du « pour-soi », rattache tout sentiment, même inconscient en apparence, à la conscience et à la liberté ; il réduit alors l'inconscient à une mauvaise foi envers soi-même, à un refus de s'avouer ce qu'on est. Mais le sentiment vécu n'est-il pas justement ce qui dépasse l'alternative entre inconscient et liberté, entre chose et sens ? Tout sentiment est inconscient en ce qu'il se rattache à mon corps, mes habitudes, mon milieu, mon histoire et qu'il comporte de ce fait une part de passivité obscure, de « passion ». Mais tout sentiment est également « senti » ; il est un sens offert à ma conscience, une question posée à ma liberté. Le réduire soit à des pulsions ou à un « langage inconscient », soit à un libre choix, c'est en méconnaître la nature, qui est d'être un mixte entre[...]

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Écrit par

  • : professeur à la faculté des sciences humaines de Strasbourg

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