SENTIMENT
Valeur et vérité du sentiment
Dans quelle mesure pouvons-nous nous fier à nos sentiments, discerner leur valeur positive ?
À l'encontre des psychologues, qui font du sentiment le reflet passif d'ébranlements intellectuels ou corporels, « une image dans une glace », Pierre Janet a voulu donner une interprétation fonctionnelle du sentiment, qu'il définit comme une réaction utile, une conduite secondaire qui vient modifier la conduite primaire pour l'adapter. Ainsi, le sentiment de l'effort n'est pas le reflet passif de la peine, c'est une conduite secondaire qui permet d'activer une conduite difficile et hésitante en sélectionnant ce qui la favorise. La fatigue, loin d'être la conscience de l'épuisement, est une conduite de « freinage » qui permet de stopper l'acte avant l'épuisement en lui substituant une conduite plus « récréative ». La joie, c'est la conduite de triomphe, de gaspillage, dont la fonction est de supprimer la tension en dépensant le surplus d'énergies qu'on avait mobilisées pour atteindre le succès. Le sentiment serait donc une conduite d'adaptation des conduites primaires.
Cette théorie reste ambiguë, d'autant que Janet l'éclaire surtout par des exemples pathologiques où l'on voit mal l'adaptation. Cependant, même chez l'homme normal, cette adaptation reste grossière : la fatigue peut empêcher aussi le travail utile, la crainte n'est pas toujours le commencement de la sagesse, etc. Surtout, que vaut cette idée d'adaptation, que les psychologues ont empruntée à la biologie et à l'industrie pour en faire leur norme souveraine ? L'homme le plus parfaitement adapté serait celui qui n'éprouverait ni enthousiasme ni indignation, qui ne « se frapperait de rien ». Cet homme serait-il encore un homme ?
On se demande quelle est la valeur du sentiment. Mais celui-ci se donne toujours comme sentiment d'une valeur, et c'est peut-être par là qu'il faut l'apprécier, au lieu de lui chercher une justification externe. Car tout sentiment est révélation immédiate d'une valeur ; même les sentiments négatifs ne se comprennent que par référence à la valeur dont ils attestent l'absence : le mépris est une admiration refusée, la révolte contre l'injustice n'est possible que parce que nous avons déjà le sentiment de la justice. Mais, dirat-on, le sentiment n'est-il pas trompeur ? Il l'est. Et d'autant plus qu'il se prétend infaillible, qu'il ne donne pas ses lettres de créance. Mais, après tout, la science elle-même peut se tromper. Disons que le sentiment joue le même rôle que l'expérience dans la science. Il est l'expérience des valeurs, une expérience sans laquelle la raison n'aurait rien sur quoi raisonner. Nous sommes souvent fascinés par de fausses valeurs, une beauté qui n'est que clinquant, un devoir moral qui n'est que conformisme, une justice qui n'est que haine ; il reste que, vraie ou fausse, la valeur n'est donnée que dans le sentiment. C'est là qu'il est irremplaçable.
On le voit encore en confrontant le sentiment avec la passion, qui en est à la fois le paroxysme et la négation, la « passion » étant entendue ici dans son sens passionnel. La passion est servitude ; on la subit, non pas certes comme une contrainte extérieure, mais comme un destin : « Ma passion, c'est moi, et c'est plus fort que moi » (Alain). Le sentiment est libre : non pas certes voulu, choisi, ce qui voudrait dire insincère, mais assumé par celui qui l'éprouve. L' amour passionnel est celui qui vous emporte malgré vous, dont vous souffrez ou dont vous avez honte ; l'amour-sentiment est à la fois celui qu'on ressent et celui qu'on assume. La passion se donne, elle aussi, comme un sens, mais elle est fanatique, exclusive, idolâtre[...]
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Écrit par
- Olivier REBOUL : professeur à la faculté des sciences humaines de Strasbourg
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