DANEY SERGE (1944-1992)
Officiellement rédacteur, à partir de 1964, puis rédacteur en chef des Cahiers du cinéma, critique de cinéma, à partir de 1981, puis responsable des pages culturelles, enfin éditorialiste du quotidien Libération, fondateur, cocréateur et rédacteur de la revue Trafic, en 1991-1992, Serge Daney fut subrepticement le maître de paroles respecté et respectable de toute une génération d'intellectuels cinéphiles ou cinéastes : une sorte de maître zen devenu bavard, un cousin du corbeau idéologue de la fable pasolinienne Uccellacci e uccellini, qui dit ses vérités à tout un chacun, mais dont chacun voudrait bien s'incorporer le tout.
Serge Daney n'est l'auteur d'aucun livre, au sens synthétique du terme, mais, comme André Bazin, de foisonnants recueils, qui témoignent, chacun à sa manière, et parfois avec un sens du « recueillement » proprement poétique, du passage du temps, et de la marche de la vie vers la mort. Tous relèvent d'un véritable travail de deuil — concept freudien qui est aussi le point nodal de sa théorie du cinéma. La Rampe (1983), Ciné Journal (1985), Le Salaire du zappeur (1990), Devant la recrudescence des vols de sacs à main, (1991) en marquent les étapes. Ce dernier ouvrage où, pour la première fois, le rewriting par un tiers de longues discussions s'ajoute aux articles patiemment écrits par l'auteur, prenant l'allure d'un testament que vient compléter Persévérance, entretien réalisé avec Serge Toubiana (1994).
Cette véritable écriture du fragment se clôt avec les longs et impérieux blocs de « journal intime » qui ouvrent les trois premiers numéros de Trafic, une revue qui, dans l'esprit de son fondateur, serait revenue de la mort du cinéma.
Le télévision, au début critiquée d'une manière ludique, puis de plus en plus sombre, constitua le point de passage entre le strict domaine cinéphilique et ce que Serge Daney appela « la critique de cinéma de la vie », qui le fit s'occuper, souvent avec le bonheur du Barthes des Mythologies, de diverses passions françaises, du sport à la politique, en passant par tout ce qui leur ressemble de près ou de loin. En témoigne, dans son dernier recueil, l’étude sur Diva,où le film est interprété comme exhibition du studio-loft et de la traction avant de collectionneur, ou encore l'article sur Le Milliardaire de Cukor, qui parvient, avec un humour très français, comme dans un exercice de style à la Queneau, à ne jamais citer le nom d'Yves Montand.
Au fil de ses contributions, Serge Daney s’avère un très grand spécialiste de l'histoire mondiale des films de cinéma, toujours capable de citer, comme exemple de regard du cadavre, la complexité percutante du Jeu de la mort, de 1973, avec Bruce Lee, plutôt que le Vampyr de Dreyer, moins riche théoriquement, mais plus célèbre.
L'article consacré au Liliom de Fritz Lang (Devant la recrudescence des vols de sacs à main,) est un bon exemple de la méthode suivie par Daney. Au beau milieu d'une analyse socio-politique replaçant Fritz Lang dans l'histoire des médias est notée, de façon apparemment anodine, la caractéristique essentielle du personnage principal. Il s'agit d'une remarque concernant le corps en mouvement, en somme une remarque spécifiquement filmique et inassimilable par la sémiologie du cinéma : Liliom est « un pithécanthrope parigot qui ne saurait pas quoi faire de ses bras ». La description des bras à la fois historiques et préhistoriques revient alors plusieurs fois en quelques lignes, jusqu'à clore l'article et la thèse qu'il contient, qu'on pourrait résumer ainsi : Fritz Lang a vu ces bras pendant son bref passage à Paris, ceux-ci voulaient dire quelque chose qu'il nous fait entendre, qu’il nous fait voir aussi, tant l’acuité du regard s’accompagne chez lui d’un constant bonheur d’écriture, qui est style[...]
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Écrit par
- Hervé JOUBERT-LAURENCIN : maître de conférences d'esthétique du cinéma à l'université de Paris-VII-Denis-Diderot
Classification
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