DOUBROVSKY SERGE (1928-2017)
L'œuvre de Serge Doubrovsky, né à Paris le 22 mai 1928, fera date dans l'histoire de l'écriture du « je ». Avec un rare mélange d'audace et d'obstination, il a renouvelé les enjeux de la littérature autobiographique au fil des textes qu'il a publiés depuis la fin des années 1960, à un rythme patient et régulier : La Dispersion (1969), Fils (1977), Un amour de soi (1982), La Vie l'instant (1985), Le Livre brisé (1989), L'Après-vivre (1994), Un Homme de passage (2011), enfin Le Monstre (2014), recomposition du tapuscrit original de Fils. Son œuvre, d'une grande puissance dans son autocentrement même, demande à être comparée à celle des plus grands (ses maîtres, Proust et Sartre, au premier chef, ou ses pairs, Claude Simon aussi bien que Philip Roth).
Alors que la modernité semblait tourner le dos à toute littérature de l'intime et aux tentatives d'inscription d'une histoire dans l'Histoire – il commence à écrire en plein apogée du nouveau roman et du textualisme –, alors que « l'écriture » affirmait son pouvoir en tentant de se détacher de toute référence au vécu et aux modes de narration réalistes, le coup de génie de Serge Doubrovsky a été de prendre en compte cet acquis ou ce bouillonnement pour en faire le moyen d'un renouvellement de l'écriture du « je ».
Cet ensemble, massif, prolixe, offre donc une synthèse très originale des courants qui ont agité la fin du xxe siècle. Cette œuvre placée sous le signe de l'aveu et de la mise à nu est issue d'une réflexion approfondie sur la littérature. Serge Doubrovsky a d'abord connu la notoriété en tant qu'universitaire participant au renouveau de la critique ; sa thèse, Corneille et la dialectique du héros (1964), marquée par la philosophie existentialiste, a fait date. Son œuvre narrative a fait entrer en synergie les interrogations majeures qui traversaient et parfois déchiraient le champ de la littérature et des idées. Sous sa plume se sont dissoutes les oppositions usuelles entre travail critique et autonomie de la création, entre analyse psychanalytique et liberté de l'imaginaire, entre dispersion et construction.
Cette scénographie d'une vie se présente donc comme une œuvre de littérature pure, confiant « le langage d'une aventure à l'aventure du langage, hors sagesse et hors syntaxe du roman, traditionnel ou nouveau ». Un des tours de force de Serge Doubrovsky est d'avoir su inventer une écriture du corps et de la pulsion fondée sur le jaillissement – formellement très oralisé – du verbe sous sa plume (parfois dans un staccato très marqué, parfois détruisant toute ponctuation, parfois usant de façon savante de l'alternance des blancs et des divers caractères typographiques). Alors que le corps (tourmenté) et la sexualité (inquiète et prédatrice) sont sans cesse mis en scène, les voici devenus faits de langage dans cette écriture tout en verve et en alacrité, en collisions de signifiants, en rebonds sur des jeux de phonèmes, en tangages entre les paronomases. Fils en particulier offre un éblouissant montage de ces « rencontres, fils des mots, allitérations, assonances, dissonances, écriture d'avant ou d'après littérature, concrète, comme on dit musique ». Ainsi, en un même mouvement, prolifèrent une écriture résolument engluée dans l'ici-maintenant, acharnée à montrer sans fard médiocrités de l'inavouable et lourdeurs du quotidien, et l'invention, souveraine, inspirée, d'une inépuisable profération à la forge de laquelle le lecteur semble constamment assister.
Cette œuvre-vie s'attache à signifier le clivage et la dispersion qui sont à l'origine même de l'histoire de Serge Doubrovsky, faisant contradictoirement entendre la violence de ce qui fut centrifuge et la nécessité de la reconstruction[...]
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Écrit par
- Claude BURGELIN : professeur émérite de littérature française, université Lyon-II
Classification
Média
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