GAINSBOURG SERGE (1928-1991)
« Aux armes et cætera »
Au cours des années 1980, Gainsbourg devint son propre mythographe, sous le nom de « Gainsbarre ». Ce sont alors les films publicitaires ou de fiction comme Équateur (1983), Charlotte for ever (1986), Stan the Flasher (1989) qu'annonçait déjà Je t'aime, moi non plus (1975), et un « look » savamment inspiré d'artistes ou d'intellectuels américains comme Tom Waits ou Bukowski : silhouette d'aristocrate-clochard – barbe de huit jours, lunettes noires, fumée de gitanes –, qui dissimule, pour qu'on les imagine mieux, un visage et une âme tourmentés par le mal de vivre, le tabac et les litres de pastis. De façon plus appuyée, les chansons proclament un pansexualisme obsédant et brutal (Love on the Beat), où se croisent les fantasmes et les simulacres de l'inceste, de la sodomie, du sadomasochisme. L'humour et la dérision, tout comme le génie de l'adaptation, n'ont rien perdu de leur vivacité : La Marseillaise dans sa version « jamaïcaine » (Aux armes et cætera), Vieille Canaille (You Rascal you), Mon Légionnaire sont des chefs-d'œuvre de la chanson, où des textes anciens sont détournés de leur sens dès qu'on les traduit dans les sonorités cosmopolites de notre temps.
Il y a eu chez Serge Gainsbourg une authentique rencontre avec un public, le paradoxe étant qu'il ait été idolâtré – dans les années 1980, surtout – par des gens qui avaient vingt ou trente ans de moins que lui. Par son désintérêt pour toutes les formes de l'engagement, son dandysme et son goût de la bohème hérités du xixe siècle – qui l'éloignent également du salarié abruti et de l'épais philistin –, par son individualisme mégalomaniaque de don Juan dont la seule éthique est d'obéir aux battements de son sexe et de défier la mort, sa seule maîtresse, Serge Gainsbourg a su bel et bien devenir un personnage emblématique. Mais emblématique de quoi ?
Au milieu des années 1970 s'est produit dans la société française un séisme d'une gravité dont les historiens des mentalités diront plus tard l'amplitude : abandon des idéologies syncrétiques de 1968 (contestataires, utopiques, festives), repli sur les valeurs de l'argent et du divertissement, dégoût marqué pour la référence au politique bavard. Serge Gainsbourg a pu incarner, à travers un personnage excessif et caricatural que le ridicule a parfois failli rattraper, une attitude dans un monde désenchanté, en écho à l'adjuration baudelairienne : « Je dois créer un poncif. » Comme si le spleen et l'inclination pour la transgression, traduits dans les termes de la modernité de la seconde moitié du xxe siècle (rock, musique africaine, reggae, verbe éclaté de la publicité et des médias contemporains...) étaient la réponse désespérée mais digne, parce qu'esthétique, à un monde terrifiant et terrifié qui a perdu ses valeurs. À la fois chanteur et figure médiatique, Gainsbourg réalise alors une forme moderne de la solitude urbaine, celle où l'égo, coupé de tout et peut-être aussi de lui-même (réécoutons L'Homme à tête de chou, le plus beau de ses concepts-albums, qui raconte un amour fou, tragique et dérisoire), s'abîme dans le culte superlatif du désir sexuel et s'abandonne au flirt avec la mort. Luxe, calme et volupté, pour tuer l'ennui qui ronge le monde, quand les médiocres s'agitent autour de soi. Puisqu'on est seul et lucide, que changer le monde serait le rendre pire ou se montrer naïf, mieux vaut chercher au fond du gouffre du nouveau, dans l'érotomanie éthylique et tabagique ou la provocation amplifiée par les salles de concert et l'écran de télévision. Mais le génie de ce faux prince dostoïevskien est d'avoir incarné l'ambiguïté en tout : l'exhibitionnisme de son autodestruction n'a pas empêché qu'il en meure, la mise en garde adressée[...]
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Écrit par
- Michel P. SCHMITT : professeur émérite de littérature française
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