EISENSTEIN SERGE MIKHAÏLOVITCH (1898-1948)
Le théâtre de l'histoire
Son premier film sort en février 1925 : c'est La Grève, dont le héros est le peuple, les personnages, les ouvriers et leurs oppresseurs, mouchards et bourreaux. Il exprime la violence de l'éruption révolutionnaire et celle de la répression. La dominante sadique, présente dans toute son œuvre, ne l'est jamais plus qu'ici, en particulier dans le final, avec ses enfants tués et ses victimes massacrées, que le montage compare à des bœufs à l'abattoir. Elle indique peut-être que son intérêt, plus qu'à la politique, va au théâtre de l'histoire. Ce désir ne sera que trop comblé dans les années à venir, où la politique deviendra rituel. La Grève lui vaut en effet la commande d'une œuvre commémorant la révolution de 1905. C'est Le Cuirassé Potemkine, qui sort à la fin de la même année. Réalisé rapidement et dans l'improvisation pour respecter les délais de l'anniversaire, le film exprime ce sentiment d'urgence. Sa conception plastique porte la marque d'une culture picturale très sûre, ainsi qu'un sens de la lumière naturelle : Eisenstein a trouvé en l'opérateur Edouard Tissé un collaborateur indispensable. Par la mise en scène comme par le montage, il crée un mouvement constant entre les individus – nettement dessinés comme des « types », et non des entités psychologiques – et les masses, foule ou entité répressive des soldats. Il construit le drame en actes nettement distincts. La progression dramatique emporte l'adhésion émotionnelle : le film connaît un immense succès dans le monde entier et bouleverse bien des vies.
Eisenstein tourne ensuite un film sur la collectivisation des terres, La Ligne générale, dont il lui faut suspendre la réalisation pour une autre œuvrecommémorative : Octobre, qui sort en mars 1928. La lecture de l'Ulysse de Joyce le pousse à développer ses idées théoriques sur un cinéma intellectuel capable de porter à l'écran les concepts. Il envisage sérieusement un film tiré du Capital de Marx. Mais après l'achèvement de La Ligne générale, bouleversée par le changement de la politique agricole au moment du premier plan quinquennal et rebaptisée L'Ancien et le nouveau à sa sortie (1929), Staline l'envoie à l'étranger pour étudier les possibilités du cinéma sonore. Eisenstein passe plus de deux ans en Allemagne et en France, puis aux États-Unis, où ses projets hollywoodiens échouent. Il tourne pour un producteur privé Que viva Mexico, qui reste inachevé et dont le montage lui sera refusé jusqu'à sa mort.
À son retour en U.R.S.S., en 1932, Eisenstein trouve le pays complètement changé par le pouvoir stalinien. Isolé, abandonné et trahi par son coréalisateur Grigori Alexandrov, ses amis dispersés, ses divers projets rejetés, il s'investit dans l'enseignement. C'est sous la pression officielle qu'il est amené à se remettre à la réalisation. En 1935, il commence la réalisation du Pré de Béjine, dont le tournage est interrompu, repris avec un autre scénariste (Isaac Babel) et une autre distribution, puis définitivement interrompu en mars 1937. Eisenstein se livre à une autocritique publique, et échappe de peu à l'arrestation. Il entreprend alors un film officiel, la biographie d'une grande figure de l'histoire russe : Alexandre Nevsky (1938). C'est sa réhabilitation de cinéaste. Après le pacte germano-soviétique, il met en scène La Walkyrie au Bolchoi, retrouvant dans Wagner, au-delà des accents germaniques, son projet d'une œuvre d'art totale. En 1941, lors de l'invasion allemande, les studios de Moscou sont transférés à Alma-Ata, au Kazakhstan. C'est là qu'il travaille pendant trois ans à Ivan le terrible, « film somme », réflexion sur l'histoire, le pouvoir et le rituel. Il ne peut tourner[...]
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Écrit par
- Bernard EISENSCHITZ : traducteur, historien du cinéma
Classification
Médias
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