EISENSTEIN SERGE MIKHAÏLOVITCH (1898-1948)
Une œuvre fragmentaire
Aujourd'hui, on peut définir deux attitudes à propos d'Eisenstein. L'une ne marque, en fait, que le retour périodique d'un rejet politique. Elle voit en Eisenstein un complice du pouvoir stalinien. C'était déjà le point de vue d'Alexandre Soljénitsyne dans Une journée d'Ivan Denissovitch. Tous les éléments de l'œuvre sont ramenés à une solidarité de fait, voire à une fascination personnelle pour le dictateur, qui ne servait qu'à renforcer son pouvoir à travers les films, dont les éléments critiques mêmes sont mis en question. La plupart des cinéastes russes de la génération d'après Tarkovski ont à nouveau réduit Eisenstein à une figure officielle, suivant en cela leurs aînés Iosseliani et Guerman : pour ce dernier, Vertov et Eisenstein « étaient les meilleurs représentants du style étatique en vigueur à l'époque et ils ont une responsabilité dans l'avènement des malheurs de la Russie. Je n'ai jamais cru aux théories qui prétendaient qu'Eisenstein voulait dévoiler la vraie nature de Staline. Il voulait simplement lui plaire. Vertov et lui sont des faussaires absolus, même s'ils avaient du talent. » On oppose désormais Eisenstein à Chostakovitch, dont l'agnosticisme est présenté d'emblée comme l'expression d'une critique de sa société. La stricte division établie par le compositeur entre gages donnés au pouvoir et œuvre personnelle est jugée plus intègre que ce qu'on appelle la compromission du cinéaste, qui correspond en vérité à une volonté d'investir la moindre unité de son œuvre – plan, phrase, dessin – de la totalité de son expérience.
Une autre attitude, qui ignore la première, valorise le théoricien, considérant que l'œuvre écrit est aussi important que les films. Même si les débats des années 1970 ont perdu leur virulence, sa place dans la réflexion sur le cinéma s'est confirmée, davantage aujourd'hui dans le domaine anglo-saxon. Les deux positions méritent examen, même si leur simplification est excessive. Dire que la complexité d'une œuvre peut faire le jeu d'un pouvoir, c'est prendre à contresens toute notion d'art totalitaire. En revanche, il est nécessaire d'interroger l'usage de la ruse comme stratégie esthétique et non comme tactique circonstancielle, chez Eisenstein comme chez son contemporain Bertolt Brecht. Il y a là des promesses de relectures instructives. C'est peu dire que les nourritures intellectuelles d'Eisenstein sont multiples. On connaît sa passion pour le théâtre chinois (il a filmé et écrit sur le grand acteur Mei Lan-Fang) et la place essentielle dans sa réflexion de la culture picturale japonaise, qu'il oppose au réalisme positiviste. Son amitié avec les psychologues Lev Vygotsky et Alexandre Luria n'est pas moins importante. Son étude du langage prélogique est liée aux expériences de montage intellectuel d'Octobre. Iouri Tsyvian juge celles-ci indissociables de son attitude envers l'histoire, dont le cinéaste était chargé de donner une version officielle arrangée. Ainsi, ce film considéré depuis toujours comme une épopée révolutionnaire non dépourvue de lourdeur peut apparaître comme l'œuvre d'un sceptique, une réflexion aérienne et distanciée. Le retour aux films, la révision d'œuvres souvent mutilées et déformées, dont l'état originel redevient progressivement accessible grâce aux restaurations et aux découvertes dans les archives, sont toujours aussi indispensables.
Eisenstein n'a jamais été approché que de façon fragmentaire, et ne peut sans doute l'être autrement. Plus cela va, plus il est clair qu'on n'a pas encore épuisé, et de loin, le sens de l'œuvre. À chaque génération sa manière d'assimiler le cinéaste d'[...]
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Écrit par
- Bernard EISENSCHITZ : traducteur, historien du cinéma
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Médias
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