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SERMENTS DE STRASBOURG

Au soir de la bataille de Fontenoy (juin 841), Lothaire, qui hérite légitimement de son père Louis le Pieux le vaste empire de Charlemagne, est en déroute. Il a été vaincu par son frère Louis le Germanique et par son demi-frère Charles le Chauve, alliés militairement. Pour l'Église, pour les clercs qui entourent les deux jeunes princes, cette victoire est un « jugement de Dieu ». Par la défaite de l'héritier légitime et unique, la volonté divine a voulu marquer qu'un seul homme ne doit plus régner sur un si grand territoire. L'idée d'empire, très personnelle du temps de Charlemagne (au point que celui-ci souhaitait que fussent partagées, à sa mort, les terres qu'il avait conquises), s'était maintenue de par la mort des fils de Charlemagne, sauf un, Louis le Pieux ; elle s'était renforcée avec Lothaire, qui entendait bien régner seul sur l'Empire. La bataille de Fontenoy a montré qu'il convient de revenir à l'idée de partage. Mais pour cela il faut que Charles et Louis, que lient seulement les armes, passent un véritable accord politique, traité d'alliance entre deux rois dès lors égaux (ce sont les Serments prononcés à Strasbourg, le 14 février 842) ; il importe ensuite que, se partageant l'Empire (et en laissant une part à Lothaire), ils se reconnaissent des territoires (traité de Verdun, 843). Devant les difficultés à partager des terres dissemblables, on finit par choisir le critère linguistique : Charles obtient la partie francophone, Louis le domaine germanophone de l'Empire. C'est donc la langue qui signifie le partage : elle est le nouveau signe du politique. Les Serments sont prêtés en langues vulgaires, ancêtres respectifs du français et de l'allemand. Et comme il s'agit de se reconnaître des territoires, Louis jure dans la langue du royaume attribué à Charles (donc, en français), et Charles dans la langue du royaume attribué à Louis (donc, en allemand). Puis les troupes de chacun prêtent serment dans leur propre langue. Ces quatre Serments (deux en roman : Louis et les officiers de Charles ; deux en germanique : Charles et les officiers de Louis) adaptent en langue vulgaire les formules qu'utilise le latin juridique des chancelleries : « Pro Deo amur et pro christian poblo et nostro commun salvament, d'ist di en avant, in quant Deus savir et podir me dunat, si salvarai eo cist meon fradre Karlo [...]. » Ils n'ont toutefois pas été conservés par quelque document diplomatique, minute de ce qui fut prononcé, mais par une œuvre littéraire. En effet, au premier rang des intellectuels qui guidèrent cette opération politique figure Nithard. Petit-fils de Charlemagne, et donc cousin des princes, c'est à la fois un lettré et un guerrier ; proche conseiller de Charles, il rédige en latin, à sa demande et dans le feu de l'action, une Histoire des fils de Louis le Pieux, qui explique et justifie les événements comme les décisions. Afin de signifier dans son texte, et par son texte même, cette nouvelle alliance, Nithard utilise l'échange linguistique et reproduit les Serments dans les deux langues vulgaires. L'écriture était jusque-là entièrement latine. Par le geste de Nithard (miraculeusement conservés, les Serments ne se lisent que dans un manuscrit de son Histoire), le français accède à l'écrit, et c'est la première langue romane à le faire.

— Bernard CERQUIGLINI

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Écrit par

  • : professeur de linguistique française à l'université de Paris-VII-Denis-Diderot

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