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SEUL DANS LE NOIR (P. Auster) Fiche de lecture

Le narrateur de Seul dans le noir (trad. C. Le Boeuf, Actes sud, Arles, 2009), dernier roman de Paul Auster, est une fois encore un Jonas confiné dans le ventre de la baleine, espace mental aux abords de la mort, de la survie ou de la renaissance. Dans ce voyage au bout de la nuit en mode mineur, la sauvagerie de la guerre affleure partout, jusqu'à un « cœur des ténèbres » évoqué dès la première page puis longuement repoussé par d'autres histoires qui à la fois l'évitent et le préfigurent. Le titre original, Man in the Dark (2008), désigne aussi bien le sort d'un seul homme qu'un lot universel, marqués par la noirceur de l'Histoire et l'épreuve intime de la perte et du deuil. Mais cette « nuit blanche de plus dans le grand désert américain » préside aussi au souvenir et à la rêverie. Auster reconduit ainsi l'alliance scellée dès ses premiers livres entre la privation et la réinvention de soi et du monde, fût-elle lacunaire et voisine de l'effacement.

Âgé, veuf, tenté par le suicide, le narrateur de Seul dans le noir est cerné par les chagrins de ses proches dans une maison du Vermont où les nuits ne passent qu'avec le secours des histoires, inventées ou vécues. La première moitié du roman fait alterner, d'une part, le récit à la première personne de son insomnie, de souvenirs personnels, et de scènes de sa vie quotidienne ; et, d'autre part, un récit improvisé, à la troisième personne, autour d'un personnage transporté dans une Amérique méconnaissable, plongée en pleine guerre civile. Au cours de cette seconde Sécession, les États indépendants d'Amérique (le nord-est, de la Pennsylvanie au Maine, et bientôt jusqu'au Wisconsin) affrontent les troupes fédérales du président George W. Bush, tandis que la côte ouest fonde la république indépendante de Pacifica. Le narrateur imagine ainsi à grands frais (treize millions de morts) un monde où le 11-Septembre n'a pas eu lieu, pas plus que l'invasion de l'Irak.

L'Amérique nocturne et parallèle qu'habite Brill, le narrateur de Seul dans le noir, est ici à l'image de son inventeur, projection d'un ravage intime où douleur personnelle et désastre collectif sont inextricables. Brill imagine en Brick un soldat hébété qui est en partie son double, fait de bribes de souvenirs et livré à l'étrangeté onirique de désirs enfouis et d'une violence qu'il cherche en vain à fuir. Après l'avoir tué, Brill entreprend de rapporter, au sein d'une narration explicitement autobiographique mais foncièrement digressive, des récits plus laconiques entendus ici ou là, où les destins individuels et familiaux sont enchevêtrés à l'Histoire : la Seconde Guerre mondiale et les camps d'extermination, la guerre froide. Histoires d'amour, de séparations et de retrouvailles, de naissances et de morts, souvenirs personnels ou de seconde ou troisième main fournissent tour à tour la matière et l'arrière-fond de ces brefs épisodes. Brill fait un usage à la fois extravagant et réservé de la mémoire : son histoire est celle des autres, qu'il les rêve ou les ressuscite, eux-mêmes faits d'histoires entendues ou vécues, qui finissent par constituer une sorte de récit collectif. Cette seconde partie du récit, roman familial morcelé, est en outre adressée, dans « l'obscurité apaisante », à sa petite-fille de vingt-trois ans, elle aussi endeuillée. Cet homme dans le noir n'est pas si seul, et Auster a pris soin de l'entourer de femmes, comme pour rehausser la figure de l'autre.

Construit comme une fugue musicale, selon son auteur, Seul dans le noir affronte l'Histoire par le faux-fuyant des histoires. Comme si être dans l'Histoire, même retranché dans la chambre obscure de la mémoire individuelle, revenait à raconter, écouter, rapporter,[...]

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Écrit par

  • : maître de conférences en littérature américaine à l'université de Paris-X-Nanterre

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