ANDERSON SHERWOOD (1876-1941)
Très peu connu en France, Sherwood Anderson a laissé une œuvre diverse et importante : une trentaine de volumes où alternent romans, nouvelles, poèmes en prose, reportages et autobiographies très libres, publiés entre 1916 et 1941 ; une œuvre qui a suscité d'âpres controverses, qui a été ensuite relativement négligée, puis qui est redevenue objet de débats vers la fin des années soixante.
Winesburg-en-Ohio (Winesburg, Ohio, 1919), à mi-chemin entre le recueil de nouvelles et le roman, présente quelques habitants d'un village du Middle West au début de ce siècle ; une série de personnages qui — que leurs voisins les perçoivent comme « bizarres » ou non — se sentent isolés, méprisés ou mal-aimés, et dont les frustrations, sexuelles en particulier, s'expriment soudain en des gestes de protestation, généralement incompris, parfois secrets et toujours vains. Victimes d'une société puritaine ? sans doute, mais aussi des hommes et des femmes qui sont devenus sans le savoir des « grotesques » pour s'être laissés envahir par une monomanie, au point de devenir aussi les artisans de leur propre échec. Pour Anderson, ces êtres sont tout, sauf des exceptions : « Nous sommes tous des grotesques. » Ce livre, devenu un classique du vivant même de l'auteur, a d'abord scandalisé les arbitres du bon goût par sa forme, qui ne ressemblait à rien, et par ses thèmes, notamment l'analyse des frustrations sexuelles.
L'œuvre abonde en critiques des tabous et des mythes de la société américaine ; mais la raison en est une sollicitude constante à l'égard de l'individu : victime des bouleversements sociaux et technologiques, et, par ailleurs, aussi impuissant à assouvir ses désirs qu'à y renoncer, toujours en quête d'un accomplissement rarement réalisé, incapable d'atteindre l'équilibre sous son nom de maturité. Parfois même, quête et fuite sont difficiles à distinguer. Ici se rejoignent les thèmes et l'artiste qui les fait surgir de ses propres angoisses, persuadé qu'il est d'incarner de façon privilégiée les tâtonnements et l'immaturité du jeune peuple américain.
C'est donc un écrivain qui, à peu d'exceptions près, trouve sa force dans l'expression du doute et de l'échec ; on les trouvera également dans Poor White, 1921, son meilleur roman, et dans certaines de ses nouvelles. Car Anderson a écrit des nouvelles parmi les plus belles de toute la littérature américaine ; il faut lire Le Triomphe de l'œuf (choix de nouvelles tirées de The Triumph of the Egg, 1921, Horses and Men, 1923, Death in the Woods, 1933, et The Sherwood Anderson Reader, 1947), où il évoque, avec beaucoup de pudeur et de justesse, non seulement des catastrophes individuelles, mais aussi les étonnements les plus authentiques, particulièrement dans la découverte, que font des enfants ou des adolescents, de la sexualité, de l'hypocrisie sociale, de la mort.
Mais le grand problème sous-jacent reste celui de l'artiste dans ses rapports avec l'art ; sur ce point, la vie d'Anderson a pris valeur de légende et d'exemple : celle d'un homme né vingt-cinq ans avant le xxe siècle dans une famille rurale, pauvre ; qui, sans éducation, a tenté de réussir matériellement dans divers métiers à la mode (les affaires, la publicité) ; puis a tout quitté soudain (y compris femme et enfants) pour écrire, dans un monde où l'homme sans fortune qui décide de refuser les compromis ne peut vivre de sa plume. Ont suivi des années de difficultés et d'inquiétudes. Sur ces événements et leurs conséquences parfois dramatiques, Anderson est revenu à plusieurs reprises dans Un conteur se raconte (A Story Teller's Story, 1924) et dans ses Memoirs, 1942.
Anderson a encouragé, sinon dans tous les cas influencé, des écrivains aussi différents[...]
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Écrit par
- Jean-Paul ROSPARS : agrégé de l'Université, maître assistant à l'Institut Charles-V, université de Paris-VII-Denis-Diderot
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