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SHINTŌ

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Le shintō populaire

Partant de la constatation que le bouddhisme, qui était resté longtemps une religion urbaine, n'avait que très tard et très incomplètement atteint les campagnes, les doctrinaires du shintō officiel de Meiji, suivis bientôt par les ethnographes de la première moitié du xxe siècle, voulurent donc corroborer leurs conceptions, fondées sur leur interprétation du Kojiki, par l'examen des croyances et des pratiques populaires supposées « primitives » elles aussi, pour reconstituer le shintō « authentique ». De grandes enquêtes furent ainsi menées dans les villages, d'innombrables observations furent réunies, parfois de grande valeur et encore utilisables si l'on fait abstraction des conclusions souvent préconçues qu'en tiraient les auteurs. Il est bien établi en effet, maintenant que la liberté des chercheurs n'est plus restreinte par aucun interdit d'ordre politique, que les pratiques du shintō, et singulièrement les fêtes (matsuri) des dieux locaux, dont l'origine est étroitement liée à la formation vers la fin du Moyen Âge des communautés villageoises, sont fortement contaminées par le rituel bouddhique, quand elles n'en sont pas directement inspirées. Il n'en est pas moins vrai que les croyances fondamentales qui les inspirent permettent des rapprochements fort instructifs avec celles qui forment le substrat du Kojiki, et dont on trouve la trace dans des documents littéraires ou autres, à diverses époques, rapprochements qui démontrent la remarquable permanence de certaines façons de sentir, sinon de penser, que l'on peut à bon droit qualifier d'archaïques.

Funérailles du mikado - crédits : Hulton Archive/ Getty Images

Funérailles du mikado

Cela est vrai au premier chef de la notion même du sacré, du divin, traduite par le mot kami

 , que nous rendons, faute de mieux, par « dieu » ou « divinité ». L'on a proposé diverses étymologies pour ce terme, mais il nous paraît vraisemblable que la plus évidente est la meilleure, qui le rapproche d'un autre kami
qui signifie « supérieur ». Le kami serait donc tout être, toute entité supérieure à l'homme par sa nature. Sont kami, en effet, non seulement certaines forces naturelles personnalisées, les grands dieux précisément que recense le Kojiki : le Soleil, la Lune, le typhon, et bien d'autres encore, mais plus généralement tout ce qui apparaît mystérieux ou redoutable, montagnes, mers, fleuves, rochers, vents, animaux sauvages, arbres, objets de formes étranges ou d'origine inconnue ; de même peuvent être tenus pour kami des hommes, voire des animaux, vivants ou morts. Il convient à ce propos de noter que, si tel clan prétend descendre d'un ancêtre kami (souvent choisi parmi les dieux du Kojiki), cela ne signifie en aucun cas qu'il s'agisse d'un « culte des ancêtres », car tout ancêtre n'est pas nécessairement kami. Cela est vrai en particulier de la dynastie impériale qui descend, selon le Kojiki, de l'« Auguste Petit-Fils » du Soleil, mais dont les membres défunts ne faisaient l'objet d'aucun culte : ce n'est qu'à l'époque de Meiji, en 1889, que l'on construisit un sanctuaire, le Kashiwara-jingū, dédié à l'empereur Jimmu, le fondateur mythique de la dynastie ; un temple fut dédié après sa mort à l'empereur Meiji lui-même, mais c'est là une apothéose politique : la visite du monument ne semble guère inspirer plus de ferveur aux foules que celle du Panthéon de Paris.

Tout cela rappelle singulièrement les croyances romaines, et peut-être le meilleur équivalent de kami serait-il numen. Comme les numina, les kami sont légion : ils sont au nombre de huit cents myriades, yao-yorozu, ce qui n'est qu'une combinaison des trois nombres utilisés dans diverses expressions pour désigner une multiplicité indéterminée. C'est dire que bien peu sont identifiés de façon certaine, et ceux-là le sont, nous l'avons déjà remarqué, par une épithète. Le Japon ancien possédait même son Aius Locutius, un certain kami des montagnes qui avait un jour adressé la parole à un empereur et qui fut, de ce fait, nommé « Hito-koto-nushi », le « Possesseur d'une seule parole ».

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Innombrables, les kami sont partout, se cachant sous les formes les plus diverses, aux endroits les plus inattendus. Il convient donc de se montrer à leur égard d'une prudence extrême, d'autant que les plus petits sont parfois les plus susceptibles. Leur caractère est ambigu, comme la nature elle-même. Tous, y compris les meilleurs d'entre eux et les plus grands, possèdent un « esprit de violence », arami-tama, qu'il faut se concilier ou neutraliser par des rites appropriés. Certains sont même dangereux dans leur principe, tels les « dieux des épidémies » ou les « dieux des insectes », prédateurs du riz. Tous peuvent vous frapper d'un tatari. L'on a voulu donner à cette notion, aussi archaïque sans doute que le concept même de kami, une valeur morale en en faisant un châtiment, une malédiction (les dictionnaires bilingues donnent généralement ces traductions), infligés par le dieu à l'auteur d'une faute ( tsumi). C'est là une conception moderne inspirée par le bouddhisme, qui a traduit par tsumi l'idée d'« action mauvaise », qui obscurcit l'entendement de l'homme et fait obstacle à l'illumination, donc au salut. Le synonyme ancien de tsumi est, en réalité, kegare, « souillure ». Et les définitions anciennes qui en sont données ont un caractère plus physique que moral : c'est ainsi que le contact de la mort, du sang, des excréments provoque une souillure rituelle ; mais la vie en société entraînera un élargissement de cette notion de tsumi, et l'on qualifiera ainsi certaines infractions sociales (destruction d'une digue de rizières).

Dans son principe toutefois, le tsumi, comme le tatari qui en est la conséquence quasi automatique, semble devoir être défini d'une manière à la fois plus vague et plus générale. De nombreux exemples, même récents, montrent en effet que l'on peut être frappé par un tatari pour peu que l'on ait empiété, fût-ce inconsciemment, sur le domaine d'un kami ; le tsumi est en somme la transgression de certaines limites, non toujours formellement interdites ni précisées, mais chargées d'un potentiel magique redoutable dû à la simple présence du kami. L'imprudent peut être, à la limite, foudroyé par le simple contact d'un objet ou d'un être kami, parfois même contre la volonté de ce kami. Un proverbe encore usité – dans le sens, il est vrai, de : « Il ne faut point se mêler de ce qui ne vous regarde pas » – conserve la trace de cette croyance : Sawaranu kami ni tatari nashi (« Il n'est point de tatari du fait d'un kami que l'on ne touche point »).

Prêtre shinto - crédits : Nicholas DeVore/ Stone/ Getty Images

Prêtre shinto

Pour échapper aux conséquences d'un tatari imprudemment encouru, il convient de « purifier » son entourage (harau) ou soi-même (kiyomu). Ces deux termes sont employés aussi bien pour traduire des actions banales comme « balayer, nettoyer, laver », et, de fait, il s'agit essentiellement, à l'origine, de nettoyages symboliques et d'ablutions rituelles. Dans certains cas, et notamment quand la souillure est due au contact de la mort, il convient d'observer certaines abstinences (imi), au cours de retraites plus ou moins prolongées. Purifications et abstinences sont également recommandées à titre préventif lorsque l'on prévoit un contact inéluctable avec un kami ; la préparation d'une fête impose souvent des rites de ce genre aux participants. Ces rites immunisent en quelque sorte contre le pouvoir maléfique du kami. D'autres sont destinés, en revanche, à conférer à celui qui en use un pouvoir contraignant sur le kami. Là est peut-être l'explication du terme qui désigne, de nos jours encore, le prêtre du shintō : kan.nushi (contraction du mot kamunushi), le « maître », le « possesseur d'un kami », en d'autres termes : celui qui connaît les rites qui donnent prise sur les forces surnaturelles.

Dans ce dernier cas, il s'agit de croyances « primitives » que le shintō « officiel » récuse. Mais les pratiques dites superstitieuses des « sorciers » modernes ne s'en privent point, à l'égard il est vrai de kami d'un aloi douteux, comme les inu-gami, les « kami-chiens ». Plutôt que de se contenter de neutraliser, mieux que de prétendre asservir les petits kami, il est préférable de se les concilier en leur assignant une demeure (yashiro) et en leur rendant un culte. De là l'usage de dresser dans un coin du champ à défricher, du jardin de la maison à construire ou de la terrasse d'un immeuble de dix étages, un petit édifice en forme de temple, demeure offerte au ji-nushi, kami « possesseur du sol », dont on espère par des offrandes apaiser le dépit et s'assurer les faveurs.

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Écrit par

  • : professeur à l'Institut national des langues et civilisations orientales

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Médias

Funérailles du mikado - crédits : Hulton Archive/ Getty Images

Funérailles du mikado

Prêtre shinto - crédits : Nicholas DeVore/ Stone/ Getty Images

Prêtre shinto

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Fushimi Inari-taisha, Kyōto (Japon)

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