SHOAH
Les conditions de réalisation du génocide
À l'évidence, l'extermination des juifs ne fut pas accomplie par le seul Hitler ni par la seule S.S. Il faut donc s'interroger sur ce qui a rendu possible une entreprise criminelle aussi massive, sur les conditions qui l'ont permise, sur les cercles concentriques des responsabilités. Parmi les conditions favorables, il faut mentionner, en premier lieu, le secret. L'extermination fut menée avec un souci extrême de dissimulation. Dans les échanges officiels, des expressions stéréotypées servirent à la camoufler : les juifs étaient « évacués », pour être « mis au travail » « à l'Est », cela dans le cadre de la « solution finale de la question juive ». Le souci de dissimulation alla jusqu'à tenter de supprimer toute trace du crime. En juin 1942, Himmler confia à l'un de ses subordonnés la mission de retrouver les fosses communes laissées par les Einsatzgruppen pour en déterrer les cadavres et les brûler ; la tâche ne fut qu'imparfaitement accomplie avant l'arrivée des troupes soviétiques.
Les efforts de camouflage trouvaient naturellement un renfort précieux dans la dimension incomparable du crime. Parce qu'il était difficilement imaginable, les échos et les rumeurs qui circulaient à son propos à travers l'Europe rencontraient souvent scepticisme et incrédulité. Mais, en définitive, c'est le contexte de la guerre totale qui fut le facteur essentiel. Seule la situation qui prévalut à partir de la fin de 1941, avec l'entrée dans le conflit du Japon et des États-Unis, permit au génocide d'être perpétré sans difficulté majeure. La censure et la répression s'exerçaient avec plus de force que jamais, étouffant le flux des informations et rendant périlleux tout acte de désaccord ou d'opposition. Chacun était, de toute façon, porté à se soucier en premier lieu de son sort et de celui de sa famille. Les souffrances subies, l'angoisse du lendemain émoussaient ou refoulaient les sentiments ordinaires de compassion pour le destin d'autrui.
Quant aux responsabilités, elles furent de divers ordres, avec des degrés différents. L'exécution directe du génocide fut le fait d'un cercle relativement limité d'individus. Peu de gens avaient une vue d'ensemble sur l'entreprise, en dehors des responsables de l'appareil policier. Mais ceux-ci auraient été impuissants s'ils n'avaient bénéficié de la coopération, de l'acquiescement, de la passivité et même de l'indifférence d'un grand nombre de gens en Allemagne et à travers l'Europe. On a vu que les plus hauts responsables de l'administration allemande accordèrent leur coopération en connaissance de cause lors de la conférence de Wannsee. Les échelons inférieurs, qui étaient, eux, officiellement tenus dans l'ignorance, firent leur travail avec zèle, marquant les juifs, confisquant leurs biens et les déportant, comme s'il allait de soi que l'on dût envoyer à l'autre bout de l'Europe, en pleine guerre, des personnes âgées, des malades et des infirmes, pour les y mettre au travail. Quant à l'armée allemande, sa passivité, sa tolérance et parfois sa complicité active pesèrent lourdement : une attitude plus courageuse aurait rendu difficile, voire impossible, aux troupes de Himmler d'effectuer des massacres aussi massifs de populations civiles en U.R.S.S. Enfin, certains milieux économiques n'hésitèrent pas à tirer parti de la main-d'œuvre juive que leur offrait la S.S. comme à Auschwitz, sans que pût exister le moindre doute sur le sort ultime de ces travailleurs.
Mais la machine d'extermination bénéficia également d'aides précieuses en dehors de l'Allemagne. À l'Est, où l'occupant avait supprimé les administrations indigènes, cette aide fut le fait d'individus.[...]
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Écrit par
- Philippe BURRIN : professeur d'histoire à l'Institut de hautes études internationales, Genève (Suisse)
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Médias
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