SHOAH
La Shoah dans l'histoire
Par sa monstruosité, la Shoah constitue un défi que n'affaiblit pas le passage du temps. Quelques-uns veulent, certes, « assassiner la mémoire » (selon l'expression de Pierre Vidal-Naquet) en niant ce que le génocide des juifs eut de plus spécifique, à savoir les chambres à gaz. D'autres veulent, pour faire « passer le passé » ( Ernst Nolte), dissoudre la singularité de l'événement, comme il apparut de manière exemplaire à la faveur du débat qui agita les historiens d'Allemagne fédérale pendant l'été de 1986. Nolte avait donné le coup d'envoi en soutenant que le génocide des juifs aurait été une réplique à la terreur bolchevique, une copie plus monstrueuse, mais une copie néanmoins, de l'extermination de classe réalisée par les révolutionnaires russes. D'autres historiens ont continué ce nivellement en ajoutant à la série d'autres massacres, comme ceux qui furent effectués par les Khmers rouges au Cambodge.
La comparaison est un exercice historique légitime, pour autant qu'elle soit fondée et dans la mesure où elle ne perd pas de vue ce qu'a de singulier chaque phénomène historique. Il est parfaitement raisonnable de rapprocher l'extermination des juifs de celle des Tsiganes ou des Arméniens, du moins si l'on s'efforce de montrer les différences autant que les similitudes. Mais il est évident que la terreur stalinienne ou les massacres des Khmers rouges ne peuvent être rangés dans la même catégorie. Les victimes ne furent pas tuées, ici, sur la base d'une différence ethnique, réelle ou attribuée, mais sur le fondement de critères politico-sociaux qui répondaient à une ambition de transformation révolutionnaire de la société.
Par-delà le problème historique que représente l'évaluation de la singularité du génocide juif, la Shoah est aussi et surtout un objet de mémoire, et d'abord pour les juifs. La catastrophe a eu pour effet d'accélérer la création de l'État d' Israël ; la vie de ce dernier comme l'identité des juifs de la diaspora sont demeurées fondamentalement liées à ce souvenir. Pour les Israéliens, la Shoah fournit une justification majeure à la solution sioniste ; l'histoire s'est en quelque sorte prononcée contre l'assimilation ; elle a prouvé le danger mortel que recèle pour les juifs la vie en diaspora. La majorité des juifs continuent néanmoins de vivre en dehors d'Israël ; chez eux, le souvenir du génocide nourrit l'attachement à Israël et renforce leur identité de juifs vivant en diaspora.
Le génocide des juifs sollicite, enfin, la conscience des Européens, dans la mesure où il représenta la négation absolue de ce qui avait formé jusque-là le mouvement de la civilisation européenne, la foi dans le progrès, les valeurs de liberté et de tolérance incarnées dans les droits de l'homme. Le fait qu'un événement aussi barbare ait pu naître dans un pays comme l'Allemagne et être accompli au beau milieu de l'Europe demeure un foyer vivant d'interrogations, tout comme demeure inquiétant l'aspect technique et administratif que prit le génocide. L'incroyable mélange de pulsions archaïques et de mécanismes modernes (Saul Friedländer) qui fut au ressort de son accomplissement fait à la postérité un devoir de réflexion et de vigilance.
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Écrit par
- Philippe BURRIN : professeur d'histoire à l'Institut de hautes études internationales, Genève (Suisse)
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