SI C'EST UN HOMME, Primo Levi Fiche de lecture
Dire l'indicible
Face à la machine sanguinaire du camp, à ses absurdités, surtout, et à son injustice, Primo Levi conserve un regard analytique et presque scientifique. Sans céder à l'émotion, il relate et décompose les faits dont il est lui-même un acteur, en partant « des documents » afin de composer « une étude » anthropologique « de l'âme humaine », comme le stipule la présentation à la première édition du volume : « Car la nature humaine est ainsi faite, que les peines et les souffrances éprouvées simultanément ne s'additionnent pas totalement dans notre sensibilité, mais se dissimulent les unes derrière les autres par ordre de grandeur décroissante selon les lois bien connues de la perspective. Mécanisme providentiel qui rend possible notre vie au camp. » C'est le compte rendu d'un esprit rationnel, attentif à chaque détail, mais aussi d'un athée qui questionne l'arbitraire du sort, les réflexes de la survie et leur part d'animalité, comme en attestent les métaphores animalières dans les portraits de certains personnages, tels Henry ou Laurent, qu'il développera dans sa production ultérieure. Fasciné par la politique eugéniste allemande, il se sait associé à tous les parias de l'univers nazi (handicapés, gitans, criminels, opposants politiques et juifs) : cette image du camp comme anus mundi, où le temps « passe goutte à goutte » et l'histoire paraît arrêtée, sera reprise dans Lilith (1981).
Dans l'espace du camp, les mêmes gestes répétés à l'infini ressemblent à d'étranges rites qui ne fonderaient aucune communauté et ne permettraient aucun lien. Dès lors, les rares amitiés sont des rappels d'humanité fondamentaux : en témoignent la figure lumineuse de Laurent, ouvrier civil italien qui porte chaque jour à Primo Levi une ration vitale de pain et le dialogue célèbre du « Chant d'Ulysse » avec le Pikolo, l'étudiant alsacien Jean Samuel, au cours duquel le narrateur lutte contre « un trou de mémoire » pour restituer à son ami un passage du texte de Dante. La prose très simple et factuelle emprunte aux différentes langues parlées dans le camp (italien, français, yiddish, roumain ou russe), dans une même volonté désespérée de communication.
La singularité de Si c'est un homme s'impose à plus d'un titre. Tout d'abord, Primo Levi n'y traite pas les sujets de la mémoire et du témoignage en tant que thèmes : dans sa volonté de rompre le traumatisme du silence, ceux-ci constituent le point de départ de la narration, et se présentent comme sa finalité nécessaire. L'auteur prend la plume pour la première fois pour témoigner. Cette exigence revêt un caractère existentiel, au sens où Jacques Derrida l'entend du lien qui associe témoignage et survivance : la vérité, même inaudible, même indicible, doit être révélée au monde. Suite tardive de Si c'est un homme, La Trêve (1963) viendra compléter le récit de cette expérience des camps, en relatant le lent et difficile retour vers l'Italie, à travers des paysages inconnaissables et dans une durée suspendue. La très grande crainte de Levi de n'être pas compris ou entendu trouvera un écho profond dans Les Naufragés et les rescapés (1986). Vis-à-vis de la question de l'incommunicabilité, le volume contemporain de Robert Antelme, L'Espèce humaine (1947), affirme davantage la conservation inaliénable de l'humanité. À la manière de Jean Améry (Par-delà le crime et le châtiment, 1966) ou de David Rousset (Les Jours de notre mort, 1947), une lecture politique des rapports concentrationnaires y aide le survivant à comprendre, plus qu'à se « sauver », comme dans l'œuvre de Primo Levi.
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Écrit par
- Carina MEYER-BOSCHI : DEA de littérature italienne contemporaine à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle
Classification
Média
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