Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

SILENCE

Il semble impossible de parler de ce qui est absence ou abolition de toute parole. Le silence se présente comme le point zéro à partir duquel s'inaugure tout langage, sans qu'on y puisse faire retour. Pour reprendre une terminologie empruntée à Claude Lévi-Strauss, on peut dire que le silence est la nature pure, donc l'inabordable, la culture étant la rupture définitive du silence. Celui-ci ne saurait être objet de connaissance. C'est d'ailleurs à lui que, par bien des côtés, les sciences humaines voudraient ramener les contemporains : silence de la religion, silence de l'homme, silence de Dieu, à l'image du sage que Lévi-Strauss, à la fin de Tristes Tropiques, évoque au pied de son arbre, ou du Bouddha qui renvoie au grand silence, dans l'essence universelle.

Pourtant c'est à cette expérience, inobjectivable comme moment privilégié de présence à soi, au monde et à Dieu, que toutes les religions convient leurs fidèles. La prière contient toujours cet élément de solitude silencieuse. Toutes les voies ascétiques passent par le silence. De Jésus, qui conseille de s'enfermer dans sa chambre et dans le secret de son cœur, aux ermites, qui fuient dans le désert, tous les maîtres spirituels nous convoquent au silence comme à l'expérience de la présence de l'Autre. Même les apôtres des masses et les mystiques de la multitude lancent de nos jours cet appel.

Des oasis de silence surgissent : des trappes, des maisons de retraite, des ermitages en montagne. Même si certains mystiques chrétiens eux-mêmes font l'expérience du nada, nada, nada de saint Jean de la Croix, tous affirment cependant que le silence est plein d'une présence cachée.

Autrefois, toutes les règles monastiques imposaient pour aider l'union à Dieu un « grand silence », qui commençait le soir après les complies pour se terminer le matin après l'heure de tierce.

Le silence est-il donc franchissement de la limite, catharsis devant l'étouffement possible de nos tâches et de nos relations, néant qui permet tout le reste, envers inconnaissable du langage, dont certains « langages » cependant nous rapprochent (comme la musique) ? Chacun peut en faire ce qu'il veut, puisque le silence s'expérimente, mais ne se dit pas. Toutefois, à envisager strictement le problème, peut-on se taire complètement ? Hormis les faux silences, qui ne sont que bavardages avec soi-même, les techniques orientales, par exemple, provoquent-elles le silence total ?

Le silence des espaces infinis, qui effrayait Pascal, peut-il être absolu ? Le silence — mais, alors, celui-là angoisse — n'est-il pas simplement l'absence de réponse à mes questions, l'impossible intelligibilité des choses et des êtres ? Alors peut-être le manque de ce que j'attends, l'effort du langage pour sauter par-dessus son ombre me font-ils reconnaître, comme à Ludwig Wittgenstein, « qu'il y a du mystique », mais en sachant bien que « ce dont on ne peut parler il faut le taire » (dernière proposition du Tractatus logico-philosophicus). Saurait-on pour autant y trouver la garantie d'une présence ?

— Henri-Jacques STIKER

La suite de cet article est accessible aux abonnés

  • Des contenus variés, complets et fiables
  • Accessible sur tous les écrans
  • Pas de publicité

Découvrez nos offres

Déjà abonné ? Se connecter

Écrit par

Classification

Autres références

  • ANTHROPOLOGIE DE LA COMMUNICATION

    • Écrit par
    • 4 200 mots
    ...verbaux en face à face, mais s’occupe de toute espèce de communication, quels que soient la nature des messages et les canaux qu’ils empruntent. Même le silence constitue une forme de communication, puisque le fait de s’abstenir de parler est une situation significative pour les participants. Keith...
  • ASCÈSE & ASCÉTISME

    • Écrit par
    • 4 668 mots
    • 1 média
    ...volontairement à un mode de vie animal, comme ces ascètes « brouteurs » qui hantaient les bords de la mer Noire au vie siècle. Par ailleurs, la règle du silence prévaut largement dans les communautés tandis que certains anachorètes font vœu de ne plus jamais adresser la parole à personne. Beaucoup aussi...
  • NEHER ANDRÉ (1914-1988)

    • Écrit par
    • 898 mots

    Écrivain et théologien français, né à Obernai (Bas-Rhin). André Neher a été titulaire de la chaire d'études hébraïques à l'université de Strasbourg (1955-1974) et a enseigné aussi à l'université de Tel-Aviv. En 1973, il s'établit définitivement à Jérusalem. Penseur éminent, mais aussi homme engagé,...

  • ZEN

    • Écrit par
    • 18 747 mots
    ...dire que l'on ne dit rien, en d'autres termes que le mot proféré n'est pas, dans l'acte de communication, pourvu de référent, n'est pas la même chose que ne rien dire. Signifier l'inexplicable, l'indicible par un mot qui l'invoque au sein de l'acte de discours ne se confond pas avec le ...