SIMA QIAN[SSEU-MA TS'IEN](env. 145-env. 87 av. J.-C.)
En Chine, l'histoire joue le rôle qui, dans les autres civilisations, est normalement dévolu à la mythologie ou à la religion : c'est à elle que l'on demande une explication totale du monde, une définition du destin de la collectivité, un jugement de valeur sur la condition humaine. En Sima Qian, la civilisationchinoise se trouva un historien capable d'assumer de façon magistrale cette mission multiforme et écrasante. Son grand ouvrage, le Shi ji (Mémoires de l'historien), s'est imposé de manière définitive comme une œuvre à la fois de vision et de science, simultanément compilation encyclopédique et puissante épopée, méditation de philosophe, fresque, roman et drame, dont l'ambition était rien moins que de couvrir toute la succession des âges sur tout l'espace du monde connu. Le Shi ji, synthèse des deux mille années qui l'avaient précédé, est resté pour les deux mille ans qui l'ont suivi comme le monument spirituel de la Chine.
Pour l'honneur d'écrire
Sima Qian est né dans un village du Shǎnxi, d'une famille qui se flattait d'avoir détenu depuis une époque reculée la fonction héréditaire de grand astrologue de la cour. Cette tradition, interrompue pendant plusieurs générations, fut restaurée au profit de Sima Tan, le père de Qian, par la grâce de l'empereur Wudi. La charge de grand astrologue (englobant à la fois l'astronomie, le calendrier, la divination, les sacrifices, mais aussi la garde des archives et la chronique des événements de la cour), à l'époque où le pouvoir revêtait un caractère religieux et magique, avait présenté une importance considérable ; mais, dans l'Empire bureaucratique des Han, cette fonction avait beaucoup perdu de son ancien prestige. Sima Tan se trouvait en fait traité sur le même pied que les devins, acteurs et chanteuses qu'entretenait la cour. Pour inférieure que fût sa position, elle lui donnait toutefois un accès privilégié aux archives de l'Empire, et cela amena Sima Tan à concevoir le projet grandiose d'une synthèse historique universelle qui, jugeant impartialement les âges et les hommes, viendrait en quelque sorte remettre ordre dans l'univers et prendrait ainsi le relais de la mission philosophique, morale et politique des saints de l'Antiquité.
Quand Sima Tan mourut (110 av. J.-C.), Sima Qian lui succéda dans ses fonctions officielles à la cour et, surtout, reprit à son compte l'exécution du grand dessein dont son père lui avait laissé l'ébauche. Il était admirablement équipé pour cette tâche, et par la préparation que lui avait donnée son père, et par les lectures et voyages extensifs qu'il avait effectués dans sa jeunesse (Sima Qian fut l'un des grands voyageurs de l'époque). Mais, en 98, un événement aux conséquences dramatiques l'arracha brusquement à ses travaux : ayant eu l'audace de plaider devant l'empereur (et contre le sentiment de celui-ci) en faveur de Li Ling, un général qui à l'issue d'une campagne malheureuse s'était rendu aux Xiongnu, il fut accusé de lèse-majesté et condamné à la castration. Un homme d'honneur était supposé choisir la mort plutôt que de se soumettre à cette peine infâmante ; mais Sima Qian avait besoin de quelques années encore pour parachever la mission que lui avait confiée son père et mettre le point final à l'œuvre qui, il le savait, devait lui assurer une célébrité immortelle. Il subit donc le supplice ignoble ; sa pire souffrance fut d'avoir à endurer pour le restant de ses jours le mépris de ses pairs, incapables de comprendre que ce choix qu'il avait fait de survivre dans la honte plutôt que de mourir avec honneur n'était pas l'effet d'une lâcheté mais bien d'un courage supérieur. Cette brûlure de honte et de rage demeurera une composante essentielle du génie de Sima Qian : courant en filigrane[...]
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Écrit par
- Pierre RYCKMANS
:
reader , Department of Chinese, Australian National University
Classification
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