SIMA QIAN[SSEU-MA TS'IEN](env. 145-env. 87 av. J.-C.)
Poète épique et historien critique
Le Shi ji est formé de cent trente chapitres groupés en cinq parties : douze « Annales fondamentales » traitant des dynasties successives, dix « Tableaux » chronologiques, huit « Traités » exposant divers aspects du rituel, des institutions, de l'économie, etc., trente « Maisons héréditaires » traitant des grands vassaux, soixante-dix « Vies exemplaires » enfin, la partie la plus riche et la plus vivante de l'ouvrage, présentant tous les divers aspects de la condition humaine saisie à travers une série d'individus ou de groupes, tantôt illustres, tantôt obscurs, mais tous également typiques et puissamment caractérisés. S'il est possible, pour la forme de chacune de ces parties, de trouver des antécédents plus ou moins directs dans les divers genres cultivés par la littérature historique antérieure, la fusion synthétique de ces différents éléments en une seule totalité organique constitue l'originalité majeure du Shi ji. L'architecture de l'ouvrage est apparue si magistrale que l'historiographie officielle, formellement au moins, ne s'écartera plus guère de ce modèle définitif. Par contre, pour ce qui est du contenu, ces commissions de bureaucrates appointés ultérieurement par le pouvoir pour écrire la version officielle de l'histoire se montreront largement incapables de suivre – voire de comprendre ! – les audaces de pensée et l'indépendance de jugement montrées par Sima Qian. Non seulement ses jugements de valeur heurtaient les préjugés de l'orthodoxie, mais sa cinglante critique de la dynastie régnante valut au Shi ji de passer à l'époque pour un dangereux « ouvrage diffamatoire ».
La méthode du Shi ji est étonnamment moderne par son recours constant au doute critique, sa façon d'illustrer et de compléter l'information des sources écrites par des enquêtes menées sur le terrain. Son principe de base, éminemment scientifique, est de ne rien embellir, de ne rien dissimuler. Les procédés littéraires d'exposition sont d'une saisissante efficacité : ainsi, une même personnalité complexe peut être présentée à plusieurs reprises, à des endroits différents, vue sous des angles divers, ce qui lui donne relief et vie tout en sauvegardant le mystère ambigu de son humanité ; les caractères sont peints et jugés non par l'intervention préalable d'un narrateur omniscient, mais à travers leurs propres paroles et actions, que Sima Qian remet en scène devant nous avec l'instinct d'un dramaturge ou d'un romancier.
La prose de Sima Qian s'inscrit dans la lignée directe des grands prosateurs pré-Qin et Qin, dont il retient la mâle puissance et le naturel ; en même temps, une familiarité avec le lyrisme du pays de Chu lui a permis d'enrichir, d'assouplir et d'affiner cette langue sans l'énerver. Sima Qian a aussi une oreille très sûre pour les parlers populaires et les expressions proverbiales, en même temps qu'un don pour créer de frappantes images verbales. Entre l'âpre vigueur des Qin et la préciosité formaliste des Six Dynasties, la prose historique des Han – en particulier celle du Shi ji – représente un âge d'or. Les grands écrivains des Tang et des Song viendront redemander à Sima Qian le secret de ce spontané et vivant équilibre classique. À partir de l'époque Yuan, Sima Qian ne restera plus seulement un maître à écrire de la langue littéraire, mais son influence va aussi s'étendre aux genres populaires du théâtre et du roman, le Shi ji fournissant au premier un inépuisable répertoire de thèmes et de scénarios, au second ses plus typiques procédés de narration (la célèbre « objectivité » du roman chinois est directement dérivée de la méthode de l'historien).
L'influence posthume de Sima Qian a donc largement[...]
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Écrit par
- Pierre RYCKMANS
:
reader , Department of Chinese, Australian National University
Classification
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