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SOCIABILITÉ

Le Nous

Dans ce jeu où le sociologue voit s'opposer individu et société, réel et irréel, infrastructure et superstructure, la nature du Nous semble indiscernable.

La distinction de l'infrastructure et de la superstructure notamment ne tient pas compte du fait qu'il n'y a de réel social que par l'inscription dans le champ des significations. Or, l'on sait que, d'une certaine façon, le social renvoie à un Nous, foyer du sens, d'où les sujets sociaux, les groupes et les pratiques tirent ensemble leur réalité symbolique et le jeu de leurs relations.

La séparation individu-société mène à des impasses comparables, quel que soit le terme privilégié.

Ne voir dans les formes de sociabilité que les divers aspects du contrat que passeraient les hommes entre eux, en vue d'une utilité commune, équivaut à reprendre, dans le domaine de la sociologie, des conceptions élaborées dans une tout autre perspective par les théoriciens du « droit naturel » qui réduisent le Nous au résultat ou à la résultante des relations calculées entre partenaires sociaux. C'est oublier que toute association présuppose, chez les partenaires, le partage d'un langage et l'accord sur les règles (c'est-à-dire les valeurs), toutes choses qui renvoient à un Nous préalable à l'association et condition de sa possibilité. Au reste, il suffit de s'interroger, dès son énonciation, sur la nature du « Je » pour y découvrir la dimension latente du Nous. À moins de réduire la revendication du « Je » à l'affirmation vide « Je suis Je » le « Je » s'inscrit toujours dans un groupe, dans une classe d'où il tire sa propre identité personnelle : « Je suis français », « Je suis étudiant », « Je suis femme », etc., toutes formes d'une appartenance à un transindividuel qui permet à l'individuel d'être décliné (je, tu, il...).

La position inverse, conforme au positivisme sociologique, ne saurait satisfaire non plus. C'est qu'elle ne substitue pas le Nous au Je, mais la société, posée comme entité, différente de toutes les subjectivités qu'elle intègre, et également étrangère à toute subjectivité transindividuelle. En fait, si l'on doit accepter en dehors de tout psychologisme et de tout sociologisme l'antériorité logique du Nous qui d'ailleurs ne peut être posée que dans le champ du symbolique sur le Je, nous devons, en même temps, reconnaître que ce Nous est lui-même un Je, et un Je qui ne peut s'affirmer que sous la forme d'une pluralité des Nous. Ainsi le Nous de la tribu recouvrira-t-il les Nous qu'engendrent par exemple la division des sexes, la différence des générations... En même temps, le Nous ne se posera qu'en s'opposant à ce qui est son extérieur, son « autre » : l'étranger.

L'analyse du Nous est inséparable de celle des fonctions du langage, comme en témoigne le livre de J.-P. Faye sur les Langages totalitaires (1972). Il y étudie la formation du système de langage des mouvements fascistes en se montrant particulièrement attentif aux actes de paroles où se cristallisent une identité collective et une communion solennelle, au moyen de la circulation et du partage de ces signifiants clefs qui permettent l'investissement de la libido groupale. Ainsi la formule « État totalitaire » ou la formule « national-socialisme » nouent les charges affectives du nationalisme, du socialisme, du conservatisme et de la révolution qu'un dignitaire du mouvement a pu condenser en une formule : « Nationalisation du socialisme et socialisation du nationalisme dans le conservatisme révolutionnaire. »

Ce Nous, sous quelque forme et à quelque niveau qu'on l'appréhende, implique une dynamique complexe d'attraction et de rejet, d'identification et de projection, de communion et d'hostilité, dont[...]

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Écrit par

  • : professeur émérite, université de Paris-V-Sorbonne

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