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SOCIABILITÉ

L'essence de la sociabilité

Partant de la description que donne Gustave Le Bon de la foule, Freud écrit : « Puisque les individus faisant partie d'une foule sont fondus en une unité, il doit bien y avoir quelque chose qui les rattache les uns aux autres et il est possible que ce quelque chose soit précisément ce qui caractérise la foule. » Quand on sait que sous la notion de foule Le Bon met des formes diverses d'institutions sociales et de groupes, aussi bien un jury de tribunal qu'une secte politique ou qu'une caste militaire et une classe sociale, on comprend que la problématique qu'y relève Freud est bien celle des formes du lien social, dans toute leur variété et leur extension. L'originalité est que la sociabilité est appréhendée à partir des investissements libidinaux et de ses déplacements ainsi que des types de demandes qui s'y manifestent.

Le lien social se diversifie par des arrangements et des distorsions qu'il faudrait repérer mais qui sont d'abord ceux d'une structure libidinale découverte dans le lieu de la famille. Cette référence au système familial fait problème à différents égards. D'abord parce que dans une famille les liens se tissent entre acteurs réels qui jouent le rôle du père et de la mère, alors qu'au niveau des formations collectives élargies le processus d'identification porte souvent sur des acteurs imaginaires ou absents. Ici intervient la nécessité de prendre en compte les modifications de l'économie libidinale lorsqu'elle fonctionne sans leader visible, voire lorsqu'elle investit – comme Freud le note – l'organisation sociale elle-même et son idéologie. Pourtant, tout en insistant sur la présence indépassable de l'Œdipe, Freud met au premier plan de « meneur », celui-là même qui aime d'un amour égal tous les membres de la communauté et permet l'identification, par sa médiation, des individus entre eux.

Élucider la nature de la sociabilité implique donc que soit élucidée la nature et le rôle symbolique du « meneur ». Le leadership ne saurait résulter de la personnalité du meneur et du pouvoir mystérieux qui lui serait attaché de fasciner et de suggestionner. Laissons à Gustave Le Bon ses spéculations sur l'hypnotisme. La dimension psychologique personnelle d'un leader cesse raisonnablement de pouvoir être invoquée dès qu'il s'agit de sociabilité à l'échelle globale. À ce niveau, même un chef charismatique n'existe qu'en tant qu'il devient le moyen, pour une collectivité qui voit son identité menacée de se dissoudre, de conforter ou de restaurer celle-ci.

Le chef ainsi incarné fonctionne moins comme personne que comme symbole. Cette « incarnation » du symbolique, cette « mise en représentation » ne sont en fait possibles que parce que la relation au symbole n'est, elle-même, jamais une relation désincarnée.

Dans le Nous, le symbole d'où procède l'identité de chacun et du Tout, même quand il est un « abstrait » – comme la patrie, la classe ouvrière, Dieu ou tout autre –, est un objet brûlant d'affectivité parce qu'il est le représentant du Père dont nous parle Freud dans Totem et Tabou ; ce Père qui ne le devient que dans le meurtre qui l'abolit comme être particulier pour l'ériger en Père symbolique, indestructible d'être mort.

Les formes de la sociabilité, sous les avatars qu'elles peuvent connaître, nous renvoient à la relation au totem et à la relation au tabou. Plus profondément, elles nous rappellent que le social ne peut être entendu qu'à partir de l'acte épistémologique par lequel le Nous est posé comme fondement et foyer des significations. Mais ce Nous n'a lui-même de sens qu'en référence à cette « autre » chose qui le rend possible : le symbolisme.[...]

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Écrit par

  • : professeur émérite, université de Paris-V-Sorbonne

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