SOCIALISATION, sociologie
Des socialisations concurrentes
Cependant, la distinction entre la socialisation primaire et secondaire n'est pas sans poser problème. Elle conduit bien souvent à se représenter le parcours individuel comme un passage de l'univers familial homogène, constitutif des structures mentales et comportementales les plus fondamentales, aux multiples univers sociaux que fréquente un être social déjà constitué et qui résiste aux forces de modification. « Le poids particulier des expériences primitives, écrit encore Pierre Bourdieu dans Le Sens pratique, résulte en effet pour l'essentiel du fait que l'habitus tend à assurer sa propre constance et sa propre défense contre le changement à travers la sélection qu'il opère entre les informations nouvelles, en rejetant, en cas d'exposition fortuite ou forcée, les informations capables de mettre en question l'information accumulée et surtout en défavorisant l'exposition à de telles informations ».
Or différents faits empiriques viennent contrarier ce schéma. Tout d'abord, l'homogénéité de l'univers familial est trop souvent présupposée et assez rarement démontrée. Pourtant, que l'hétérogénéité y soit relative ou qu'elle mène aux contradictions-conflits familiaux les plus exacerbés, celle-ci est toujours irréductiblement présente au cœur de la configuration familiale qui n'est jamais une « institution totale » de socialisation (Lahire, 1995).
Par ailleurs, la succession primaire-secondaire est fréquemment remise en question par l'action socialisatrice très précoce (et, en certains cas, de plus en plus précoce) d'univers sociaux différents de l'univers familial ou d'acteurs étrangers à l'univers familial. Il en va ainsi de l'expérience de la nourrice, de la crèche ou de l'école maternelle. Il est impossible de faire comme si les programmes de socialisation implicites de ces différents acteurs ou univers sociaux étaient forcément et systématiquement harmonieux par rapport à l'univers familial. Mis en crèche très tôt, l'enfant apprend dès les premiers mois de sa vie que l'on n'attend pas la même chose de lui et qu'on ne le traite pas identiquement « ici » et « là ». Peter Berger et Thomas Luckmann (1966), évoquant le cas d'une nurse issue d'un monde social très différent de celui des parents de l'enfant, parlaient même de la possibilité d'une « socialisation ratée » qui résulte « de la médiation de mondes hautement contradictoires par les autres significatifs au cours de la socialisation primaire ». Force est de constater que l'expérience de la pluralité des mondes a toutes les chances, dans des sociétés différenciées, d'être précoce.
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Écrit par
- Bernard LAHIRE : professeur de sociologie à l'École normale supérieure des lettres et sciences humaines, directeur du Groupe de recherche sur la socialisation
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