SOCIÉTÉ DE MASSE
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On a souvent qualifié l'époque contemporaine d'ère des masses : celles-ci y détiendraient le pouvoir politique et seraient responsables de tous les maux que connaissent les sociétés modernes. Dans ce sens, et en donnant une connotation péjorative à l'expression « société de masse », on a souvent eu tendance à joindre dans une même condamnation la masse et la foule : emportée, soumise aux élans irrationnels de ses meneurs, celle-ci serait, d'après Gustave Le Bon (Psychologie des foules), tout entière tournée vers la destruction et, tel un être collectif, elle ferait perdre aux individus qui la composent jusqu'à la conscience de leur propre identité. Pour d'autres auteurs, on pourrait même assimiler la masse à la canaille dont l'unique objet serait d'enfreindre la loi. On a voulu enfin user indifféremment du terme de masse et de celui de classe pour ne voir dans le prolétariat des sociétés industrielles qu'un groupement dangereux et irresponsable. Toutes ces tentatives, par l'ambiguïté même qu'elles instaurent, risquent de dénaturer l'idée de société de masse en lui faisant perdre toute spécificité. Pour ne pas tomber dans ce travers, on précisera d'abord l'origine de la notion de société de masse, pour analyser ensuite les différentes caractéristiques de cette société et mettre enfin l'accent sur ses limites.
Une notion longuement élaborée
La crainte de la désintégration sociale
Au xixe siècle, la sociologie s'est développée, essentiellement, pour rendre compte des désorganisations sociales produites par la Révolution française. À une époque de profondes mutations et où de nouvelles catégories sociales bouleversaient le système politique, les premiers sociologues se sont en effet donné pour tâche de souligner la nécessité d'une organisation sociale permanente et concrète ; pour eux, la société telle qu'elle est n'a rien de commun avec les vues métaphysiques qui guidaient les révolutionnaires dans leur reconstruction conceptuelle d'un monde nouveau. Louis de Bonald comme Joseph de Maistre ou Auguste Comte tentèrent ainsi de s'opposer à la montée d'un individualisme abstrait qui menaçait l'ordre social dans ce qu'il a de collectif et d'organique. Pour ces théoriciens, le tout (la société) devrait nécessairement l'emporter sur les parties (les individus). La société leur apparaissait par conséquent comme une mécanique complexe dans laquelle chaque partie dépend jusque dans son fonctionnement interne de toutes les autres. À l'instar d'Edmund Burke, ils craignaient que la destruction des structures sociales, l'abolition des États ou celle des corps intermédiaires ne conduisissent finalement qu'à une désintégration du tout et donc au triomphe d'un individualisme incontrôlable. Ils prévoyaient de la même façon le moment où des millions d'hommes n'entretiendraient plus aucune relation sociale et seraient comme atomisés sous la haute protection d'un État tout-puissant. À leur sens, la société de masse représente précisément cet agglomérat d'individus isolés, incapables de se gouverner eux-mêmes et prêts à s'enthousiasmer pour les théories les plus contestables. Cette société serait aussi dépourvue de valeurs ou de traditions analogues à celles que l'on trouve dans une société concrète, collective et quasi organique. Herbert Spencer, à son tour, concevra la société comme un système organique dont la dissolution ne peut laisser place qu'à un individualisme désordonné. Il convient enfin de remarquer combien Alexis de Tocqueville a contribué à façonner la notion de société de masse : dans son ouvrage De la démocratie en Amérique, il souligne effectivement l'influence, à ses yeux déterminante, de l'égalisation des conditions dans la venue d'une société composée d'individus atomisés, dépourvue de tout système de hiérarchie et peu soucieuse du maintien de la liberté. C'est pour éviter la naissance d'un nouveau Léviathan auquel chacun serait trop heureux d'abandonner son sort que Tocqueville préconise le recours à divers moyens propres à limiter une désagrégation du corps social, destructrice de toute capacité d'autorégulation.
La communauté et la société
À la charnière du xixe et du xxe siècle, des théoriciens tels qu' Émile Durkheim, Ferdinand Tönnies ou Max Weber, malgré leurs grandes différences, s'accordent à annoncer la venue d'une société dans laquelle les relations sociales étroites et collectives seraient profondément atteintes. Ils attribuent tous trois cet effritement social tant à la division du travail qu'à l'industrialisation ou à l'urbanisation. Durkheim, par exemple, démontre dans De la division du travail socialcomment la spécialisation des tâches, qui devait conduire à l'interdépendance et à la solidarité organique, provoque aussi une relative disparition de la conscience collective qui peut seule élaborer des normes communes : d'où l'isolement des individus qui ne se sentent pas moralement partie d'un tout, l'anomie et, parfois, le suicide. Tönnies oppose la communauté ( Gemeinschaft) et la société (Gesellschaft) : à ses yeux, la première constitue un tout organique où la vie collective se trouve très développée et le sentiment d'union très profondément éprouvé ; dans la seconde, au contraire, la division du travail et la propriété privée des moyens de production entraînent une décomposition des liens collectifs et communautaires : on s'y sent isolé et on entre, de plus, dans une vive concurrence. Ce moment marque donc la fin du tout organique et son remplacement par des individus atomisés qui n'adhèrent à aucune valeur collective. Tönnies souligne ainsi sa préférence pour une organisation communautaire de la vie sociale, mais, s'il estime que la société communiste pourra seule créer à nouveau cette communauté détruite par le système libéral, son œuvre n'en a pas moins été utilisée par les théoriciens de l'Allemagne nazie qui, eux, désiraient le retour à une Gemeinschaft que Tönnies n'aurait certes pas reconnue. Weber a repris à son tour les concepts de communauté et de société : dans son ouvrage Économie et société (Wirtschaft und Gesellschaft), il met en lumière, comme Tönnies, quoique de façon moins historique et plus analytique, la manière dont la relation sociale sociétaire s'oppose à la relation sociale communautaire, les individus n'étant liés dans la première que par des intérêts personnels et souvent contradictoires. Pour ces trois auteurs, la société industrielle est donc responsable de la désorganisation des liens sociaux collectifs qui laisse les membres séparés les uns des autres et sans conscience d'une commune appartenance à un tout.
Critique aristocratique et critique démocratique
La société de masse a trouvé ses plus violents critiques au xxe siècle, époque qui connaît, en effet, une surindustrialisation. Ainsi José Ortega y Gasset, influencé par le romantisme germanique, considère-t-il avec inquiétude la « révolte des masses » qui menace les élites cultivées ; ainsi Karl Mannheim estime-t-il que l'ère des masses est aussi celle de la disparition des élites libérales et modérées. Pour lui, il existe en effet une contradiction fondamentale entre l'aspect rationnel de la société industrielle et la nature irrationnelle des masses toujours prêtes à suivre un leader charismatique. On peut considérer que Mannheim, comme Ortega y Gasset, contribue de la sorte à formuler une critique aristocratique de la société de masse qui s'inspire de remarques exprimées au xixe siècle par Alexis de Tocqueville. William Kornhauser (The Politics of Mass Society) distingue cette perspective d'une critique démocratique qui prend naissance plus particulièrement à notre époque et qui met avant tout l'accent sur les virtualités totalitaires que recèle la société de masse. Pour Hannah Arendt par exemple (Origins of Totalitarianism), dans une situation d'atomisation du corps social et d'isolement des individus, l'absence de relations sociales est alors compensée par un attachement à des leaders tout-puissants, et, comme les individus isolés se trouvent aisément mobilisables, la société de masse est donc très vulnérable aux mouvements totalitaires. Emil Lederer adopte lui aussi cette optique (The State of The Masses) dans son analyse de la société nazie : il met en lumière la destruction de toutes formes de relations sociales organisées menant à une société sans rang ni classe où chacun se voit soumis à une bureaucratie lointaine. Si Franz Neumann (Behemoth) s'inspire de même de la notion de société de masse pour décrire le fonctionnement de la société nazie, il conclut pourtant à la persistance de certaines classes sociales dans le système hitlérien : pour lui, la classe détentrice des moyens de production y constitue toujours une réalité spécifique. Cette confrontation des notions de société de masse et de classe sociale se retrouve également chez C. Wright Mills qui tente d'éclairer la puissance qu'exerce une élite du pouvoir sur une masse apathique et atomisée (L'Élite du pouvoir). Comme Franz Neumann à propos de la société nazie, Wright Mills s'efforce de prouver comment, dans la société américaine, l'élite du pouvoir accentue volontairement, à l'aide des mass media par exemple, la désintégration du corps social grâce à laquelle sa puissance échappe à tout contrôle. De telles études, auxquelles on peut ajouter celle de Stanley Hoffman sur le mouvement poujadiste en France, tentent ainsi de poser le difficile problème des rapports entre masse et classe. À un niveau plus général, comme toutes les sociétés industrialisées reconnaissent la permanence de classes sociales en leur sein, c'est donc que le processus de massification et d'atomisation des relations sociales rencontre malgré tout certaines limites.
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Écrit par
- Pierre BIRNBAUM : professeur à l'université de Paris-I
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