SOCIÉTÉ DE MASSE
Des chances espérées et un risque durable
Les sociétés modernes ainsi décrites semblent vouées à l'autodestruction, car elles ne paraissent plus pouvoir fonctionner comme un organisme social. Depuis le milieu du xxe siècle, on s'est pourtant efforcé de récuser la validité de la théorie de la société de masse en examinant de plus près la réalité sociale elle-même. On a voulu marquer l'aspect romantique, conservateur et passéiste de cette théorie qui a vu le jour dans un contexte historique précis, à une époque où l'on entendait s'opposer à la montée de la société industrielle pour préserver au contraire une forme spontanée et organique d'organisation sociale.
Ce changement de perspective est particulièrement manifeste chez les auteurs qui ont participé à ce que l'on appelle depuis la « redécouverte » des groupes primaires. Ces derniers, qui étaient censés avoir disparu dans une société de masse atomisée, semblent cependant persister dans tous les domaines de la vie sociale. Ainsi Paul Lazarsfeld, Bernard Berelson et Hazel Gaudet ont-ils montré comment toute information politique transmise par les communications de masse doit, pour atteindre les individus, être d'abord captée par un leader d'opinion avec lequel ceux-ci entretiennent des relations sociales étroites (The People's Choice). Une telle découverte ne peut que transformer les techniques de propagande, car, pour emporter l'adhésion des foules, il ne suffira plus de diriger vers elles une très grande quantité d'informations à partir d'une source émettrice : il sera au contraire nécessaire d'utiliser le canal de la relation sociale qui démontre ainsi sa permanence. Les publicitaires ont compris, eux aussi, que la société moderne n'équivaut pas à une simple juxtaposition d'individus atomisés, et, pour conquérir de nouveaux marchés, ils font vanter les mérites de leur marchandise par l'intermédiaire d'individus occupant une position stratégique dans la trame des relations sociales. Dans l'organisation industrielle (E. Mayo) comme au sein des diverses armées (Samuel A. Stouffer, E. Shils et Janowitz), on met de nouveau en valeur la persistance des relations sociales qui n'ont pas été atteintes par le processus de désintégration et d'atomisation. Enfin, pour prendre un exemple plus récent, les recherches de Wilbur Schramm et de ses associés ont manifesté le rôle essentiel de la relation sociale dans la transmission d'une information particulière, l'assassinat du président Kennedy. Alors même que les chaînes de télévision et de radio répétaient inlassablement cette nouvelle, la moitié environ des Américains en ont pris connaissance par le biais de la relation interpersonnelle.
Dans le même sens, on peut mentionner encore la persistance des bandes de jeunes, au sein desquelles s'élaborent des normes et des valeurs communes, ou enfin les nouvelles formes de relations sociales qui s'établissent en dépit du mouvement d'urbanisation : grâce à une politique délibérée, on s'efforce de renforcer ou même de recréer artificiellement des liens sociaux en évitant les causes de rupture (voies à grande circulation...) ou en prévoyant délibérément des centres de rencontre entre les individus ; les « villes nouvelles » qui ont mis en œuvre ces initiatives résistent mieux à l'atomisation des relations sociales que les anciennes.
Les communautés locales préservent, comme les groupes primaires, une part de leur autonomie et de leur fonction (A. Vidich et J. Bensman, Small Town in Mass Society) ; grâce à une ferme politique communautaire souhaitée par tous (aux États-Unis par exemple), elles parviennent à accroître leurs activités. La bureaucratisation se heurte elle aussi à une résistance humaine, et Michel Crozier, après Alvin Gouldner[...]
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Écrit par
- Pierre BIRNBAUM : professeur à l'université de Paris-I
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