- 1. Nature ou artifice : les paradoxes de l’origine
- 2. Faire société : le contrat
- 3. Où commence l’échange des biens ?
- 4. La monnaie, une commune mesure
- 5. De la promesse comme fondement de la vie sociale
- 6. L’insociable sociabilité des hommes
- 7. Holisme et individualisme : la problématique de la contrainte
SOCIÉTÉ (notions de base)
L’insociable sociabilité des hommes
Cherchant un chemin entre l’égoïsme débridé et la participation de chacun à la vie de la cité, Emmanuel Kant (1724-1804) a commencé par emprunter à Bernard de Mandeville (1670-1733) – l’auteur de la Fable des abeilles (1714), qui fut un énorme succès littéraire au xviiie siècle – l’idée paradoxale selon laquelle c’est la concurrence plutôt que la coopération qui fait vivre la société, c’est l’insociabilité qui en assure la dynamique. « Insociable sociabilité des hommes », c’est-à-dire « leur penchant à entrer en société, lié toutefois à une opposition générale qui menace sans cesse de détruire la société », dira Kant dans son Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique (1784). Néanmoins, à la différence de Mandeville et des théoriciens libéraux, Kant établit un lien indissoluble entre l’insociabilité et la sociabilité, en supposant une sorte de ruse de la nature conduisant les hommes à édifier, sans qu’il s’agisse d’un projet conscient, une « constitution politique parfaite », une « société des nations » dont il dresse un portrait dans son opuscule de 1795, Projet de paix perpétuelle.
Très différent est le chemin choisi par les constructeurs d’utopie, tels Thomas More (1478-1535) – dont l’ouvrage L'Utopieest à l’origine du mot – ou Tomaso Campanella (1468-1539) – auteur de LaCité du Soleil – qui ont présenté comme immédiatement réalisables des sociétés égalitaires où se résoudraient tous les conflits entre les hommes. Séduisantes en apparence, ces utopies ont probablement contribué à engendrer des régimes monstrueux. Vouloir supprimer de façon volontariste les inégalités créatrices de conflits, c’est certainement nier la nature de l’homme en imaginant qu’on peut impunément construire artificiellement le modèle qu’on a choisi.
Alain (1868-1951) ne tombera pas dans ce travers ; il préférera suivre les traces de Kant en recherchant dans le caractère à la fois subi et voulu de la vie sociale la clé de tous les systèmes politiques construits par les hommes : « Le lien de société est en partie de fait et non choisi, en partie imposé, en partie choisi ou confirmé par la volonté. Tous les paradoxes de la vie en société résultent de ce mélange » (Définitions, 1953). Rejetant l’opposition entre des visions ne percevant que de la servitude dans la vie sociale, et d’autres quelque peu naïves naturalisant excessivement les sociétés, Alain, aussi bien que Kant, refuse d’accorder à la société un caractère uniquement oppresseur ou exclusivement libérateur.
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Écrit par
- Philippe GRANAROLO : professeur agrégé de l'Université, docteur d'État ès lettres, professeur en classes préparatoires
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