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SOCIÉTÉ (notions de base)

Holisme et individualisme : la problématique de la contrainte

Mais le moyen le plus pertinent d’échapper au dilemme n’est-il pas de considérer qu’il n’a existé jusqu’à ce jour, avec bien entendu toutes les variations possibles entre eux, que deux grands modèles de sociétés : le modèle holiste et le modèle individualiste ? C’est le chemin qu’a emprunté l’anthropologue Louis Dumont (1911-1998) qui, après avoir travaillé sur la société indienne des castes, forme extrême du holisme, a analysé les caractéristiques individualistes des sociétés occidentales. Une société holiste peut être comparée à un grand corps dont les individus ne sont que les cellules, alors que dans les sociétés individualistes les individus sont premiers, ce sont eux qui contractent pour former une société dont le but consiste à servir leurs intérêts particuliers. « Il y a deux sortes de sociétés. Là où l’Individu est la valeur suprême je parle d’individualisme ; dans le cas opposé, où la valeur se trouve dans la société comme un tout, je parle de holisme » (Essais sur l’individualisme, 1983).

Louis Dumont a croisé au cours de sa réflexion la question des systèmes totalitaires. Alors qu’un regard superficiel pourrait faire croire que ces systèmes marquent un retour au holisme, Louis Dumont considère que les principales caractéristiques des totalitarismes (culte du chef, mise en place d’une élite toute puissante, valorisation des individus qui se plient le mieux aux diktats du pouvoir) ne permettent en aucun cas de les classer dans la catégorie des « holismes ». Les totalitarismes constituent pour lui des formes pathologiques de l’individualisme.

Aussi novateur que soit son discours, Louis Dumont s’inspire en l’accentuant de l’opposition médiévale qui existait entre universitas et societas, et de sa reprise par le sociologue Ferdinand Tönnies (1855-1936) qui, dans son ouvrage Communauté et société (1887), distinguait la communauté (Gemeinschaft), dotée d’une « vie réelle et organique », et la société (Gesellschaft), « représentation virtuelle et mécanique ». Dans la communauté, les hommes éprouvent un sentiment naturel et quasi animal de solidarité, et l’intérêt de chacun semble confondu avec l’intérêt de tous. À l’inverse, dans une société, le lien qui unit les individus est plus économique que sentimental, et les rapports entre individus sont plus abstraits.

Laquelle de ces deux organisations nous rend plus libres ? La question n’a guère de sens, dans la mesure où la liberté ne s’évalue pas avec les mêmes instruments dans les deux cas. Dans la « communauté », l’homme se sent libre pour autant qu’il éprouve ce que Régis Debray appelle dans Le Feu sacré (2003) « la douceur d’être inclus », alors que dans la société sa liberté se mesure au degré d’indépendance dont il dispose par rapport à ses semblables.

À la fin du xxe siècle, et avec l’effondrement de l’URSS, certains philosophes considéraient que l’humanité était sur le point d’adopter le modèle libéral occidental, et que nous cheminions ainsi vers la « fin de l’histoire ». Pourtant, des communautarismes se sont réveillés, qui ne réclament pas seulement le droit à l’existence, mais qui semblent avoir pour objectif de contraindre les sociétés individualistes à renoncer à leurs valeurs en subordonnant le politique – ou Aristote reconnaissait la vie même de la cité – au religieux. S’agit-il des derniers soubresauts d’un modèle holiste condamné, ou d’une opposition qui rouvre une histoire que certains avaient crue déjà close ?

— Philippe GRANAROLO

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  • : professeur agrégé de l'Université, docteur d'État ès lettres, professeur en classes préparatoires

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