SOCIO-ANALYSE
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Esquisse d'une problématique
Les chemins déjà parcourus
Sur des voies très diverses, de nombreux chercheurs ont travaillé à partir de données qui postulent l'existence d'un inconscient ou d'un préconscient de groupe.
Psychanalyse de groupe, psychothérapie de groupe et sociodrame
La « sociothérapie » remonte à la théorie et à la pratique de group analysis, proposée dès 1925 par Trigant Burrow (son histoire a été écrite par M. Rosembaum et M. M. Berger) ; l'un de ses principaux représentants est S. H. Foulkes.
La psychanalyse de groupe s'attache avant tout à la sociogenèse des déséquilibres ; ceux-ci sont considérés à partir du tout social qui les conditionne. C'est dans le cadre de cette interprétation globalisante que Jacob Levi Moreno a proposé le concept de socianalyse, celle-ci étant définie comme une technique permettant d'apprécier les conséquences de l'insertion, dans le groupe, d'un élément nouveau, et d'indiquer dans quelle mesure cet élément sera un facteur d'intégration ou de désintégration.
Psychanalyse et psychothérapie collectives partent du principe de base selon lequel « l'individu est profondément préconditionné par sa communauté, même avant sa naissance ». Foulkes et Anthony n'hésitent pas à parler d'héritage génétique, ce qui renvoie directement à la notion d'archétype et d'inconscient collectif phylogénétiquement transmis.
Bien que l'analyse de groupe, sur le plan thérapeutique, ait volontiers recours au psychodrame, c'est normalement sur le sociodrame qu'elle doit déboucher ; ce dernier peut être considéré comme une technique d'identification et de démythification des idéologies collectives. En pratique, on passe insensiblement du psychodrame au sociodrame ; mais si l'intérêt majeur du psychodrame est de permettre au moide se mettre à la place de l'autre, le sociodrame, à partir du décryptage des interactions, ne doit s'exprimer qu'en termes de groupe.
Psychiatrie sociale ou ethnopsychiatrie
Une discipline nouvelle s'est développée à partir des années 1960, la psychiatrie sociale (Roger Bastide, « Psychiatrie sociale et ethnologie ») ou ethnopsychiatrie (G. Devereux, Essais d'ethnopsychiatrie générale). C'est incontestablement Freud qui, encore une fois, a posé les problèmes des « névroses sociales » et proposé une « pathologie des ensembles culturels » (Malaise dans la civilisation). Cette discipline devra à la fois apprécier dans quelle mesure les déséquilibres psychiques sont socialement conditionnés, mais aussi dans quelle mesure un groupe donné peut, comme groupe, être névrosé. Une fois de plus, il convient d'éviter des malentendus : au-delà des particularismes culturels, on peut retrouver partout à l'œuvre des invariants ; Devereux n'hésite pas à écrire que « l'uniformité de la psyché humaine implique également l'uniformité de la Culture humaine, avec un C majuscule » : il y a en même temps polymorphisme et identité.
Anthropologie et psychanalyse
Róheim se situe dans une orientation diamétralement opposée à celle du culturalisme, qui s'attachait à montrer comment les modèles culturels spécifiaient l'individu. À la fois anthropologue et psychanalyste, il souligne au contraire l'importance du « fonds psychique commun » et veut dégager dans toutes les architectures sociales « un symbolisme potentiellement universel ». C'est ainsi qu'il estime que les rêves constituent un mode d'expression universel, un langage unique dont seule l'accentuation varie avec les cultures.
Róheim n'hésite pas à rattacher explicitement sa définition du symbole aux Elementargedanken de Bastian, mais il précise que ce symbole, « représentant perceptible d'un contenu latent refoulé », n'est pas exactement héréditaire ; ce qui est héréditaire, c'est « la disposition à former des symboles ». Il pense pouvoir retrouver, à travers toutes les cultures, l'intégralité des données freudiennes du ça (et, avec une formulation particulière, celles du moi et du surmoi), la plus importante de ces données restant le complexe d'Œdipe. En effet, « l'inconscient est le même pour toutes les cultures » (Psychanalyse et anthropologie).
Les orientations de la socio-analyse
Une perspective néo-culturaliste pourrait, au-delà des querelles d'écoles ou d'auteurs, reprendre l'essai d'identification des civilisations possibles entre la culture et l'ego, sans contredire pour cela l'acquis de la psychanalyse ; la source des malentendus vient du fait que l'on n'a pas distingué entre les trois niveaux de l'inconscient, du pré-conscient et du conscient. On s'est aussi beaucoup trop attaché à des à-côtés de la psychanalyse, comme l'influence sur l'adulte des disciplines sphinctériennes chez l'enfant. Si, au niveau de l'« armature » symbolique (des images, des rêves, des mythes), toutes les cultures se retrouvent dans un même inconscient global commun à l'espèce, les disparités se marquent aux deux autres niveaux ; chaque entité groupale peut avoir un inconscient collectif, comme elle peut avoir une conscience collective : du lignage au village, de la ville à la nation. Un champ d'exploration illimité se trouve dès lors ouvert ; la spécificité des constructions culturelles ne sera plus incompatible avec le monolithisme de la psychanalyse, si l'on admet l'existence d'un inconscient à deux étages : spécifique du groupe considéré, mais aussi, en profondeur, obéissant aux lois générales de l'inconscient humain.
La socio-analyse doit rester attentive à la démographie et à la biologie. On a mis en évidence depuis longtemps des phénomènes de groupe irréductibles à la conscience ; c'est ainsi qu'après les guerres on observe une évolution des taux de natalité, d'une part en faveur d'une progression numérique, d'autre part en faveur d'une modification, pendant quelques années, de la sex-ratio à la naissance, favorable à l'élément masculin (105 garçons pour 100 filles environ). On pourrait aussi poser de nouveau le problème du déclin démographique de certains groupes archaïques (Marquisiens, Bochiman, Pygmées...), déclin qui s'est exprimé non pas par une élévation des taux de mortalité infantile, mais par une chute inexpliquée des taux de natalité.
Certains auteurs ont évoqué la possibilité d'une « sociologie psychanalytique » qui réconcilierait précisément culturalisme et freudisme : Roger Bastide a montré ainsi comment les recherches de Géza Róheim pourraient être reprises dans le sens d'une interprétation cohérente des « visions du monde » qui seraient à la fois propres à chaque culture et insérées dans un schéma universel : « Chaque vision du monde représenterait un arrêt, à un certain stade du développement de l'humanité, qui suit la même loi que le développement de l'individu ; la vision chtonienne du monde au stade de la libido maternelle, la vision ouranienne du monde au stade de la libido paternelle, la vision orientale du monde, celle de la culture de l'Inde, au moment où l'impulsion vitale se tourne du monde extérieur vers le moi. Des comparaisons plus précises montrent que la civilisation australienne, par exemple, a un soubassement oral tandis que les civilisations de l'Inde auraient un soubassement anal » (« Critique sociologique et critique psychanalytique », in Études de sociologie de la littérature).
Plus généralement, la socio-analyse permettrait de reformuler certains problèmes posés par l'histoire de la morale et de l'éthique, par la transmission des systèmes de valeurs et par la sociologie de la connaissance. On a trop oublié que, pour Freud, la Massenspsyche, « dans laquelle ont lieu les mêmes processus psychiques que ceux ayant leur siège dans l'âme individuelle », ne se situe pas au niveau du psychisme conscient (Totem et Tabou). On pourrait ici évoquer le problème de la mode lato sensu, celui des styles et des codes de comportement (par exemple la tendance à l'inversion des sexes, souvent signalée aujourd'hui : masculinisation des filles, féminisation des garçons).
Comme le fait remarquer Bastide, « on en reste pourtant encore à une exploration de l'inconscient collectif », qui n'est pas défriché ; cette exploration se fera, en attendant la mise au point de méthodes spécifiques, par l'interprétation des codes sociaux, des mythes et du contenu symbolique des rites et des institutions ; à partir des modèles culturels, on dégagera les thèmes pertinents en situation de corrélation, et les invariants. La socio-analyse pourrait, semble-t-il, aider à mieux comprendre la genèse des epistèmès qui sous-tendent toute la vie sociale. Elle pourrait éclairer les processus d'action (et d'interaction) des infrastructures et des superstructures. La genèse des idéologies lui ouvre un immense champ de recherche : qu'il s'agisse de rationalisations secondaires et de réinterprétations, ou qu'il s'agisse des mécanismes qui imposent les aliénations et les mystifications et qui permettent les manipulations du pouvoir. Il semble que la socio-analyse soit en mesure de placer les problèmes à leur véritable niveau d'intelligibilité.
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Écrit par
- Jean POIRIER : professeur à la faculté des lettres et sciences humaines de Nice, membre de l'Académie des sciences d'outre-mer
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