SOCIOLOGIE COGNITIVE
Parler de sociologie cognitive semble anodin à une époque où la compréhension des processus cérébraux connaît des développements spectaculaires et où fleurissent des disciplines comme la psychologie cognitive, l’éthologie cognitive ou l’anthropologie cognitive. Pourtant, beaucoup de sociologues ne voient pas d’un très bon œil ce rapprochement entre sciences sociales et sciences de l’esprit, comme s’ils y percevaient une antinomie fondamentale. Avant d’imaginer ce que pourrait être le cahier des charges de la sociologie cognitive, il importe par conséquent de comprendre la résistance des sociologues face au paradigme cognitif.
La sociologie et le rejet de la psychologie
À vrai dire, la sociologie s’est en grande partie constituée « contre » les sciences expérimentales de l’esprit qui se sont développées à la fin du xixe siècle. Émile Durkheim, en particulier, a beaucoup œuvré pour fonder la sociologie en tant que discipline autonome. Mais il connaissait fort bien la psychologie, notamment grâce à un séjour qu’il effectua dans le laboratoire du fondateur de la psychologie expérimentale, Wilhelm Wundt. Selon Durkheim, la sociologie se « détache » de la psychologie parce que les représentations sociales sont irréductibles aux représentations mentales. Dans son article classique « Représentations individuelles et représentations collectives » (1898), il prend l’exemple des croyances et des pratiques religieuses, ou encore des préceptes du droit, qui disposent d’une forme d’extériorité et qui s’imposent aux individus « du dehors ». Le pari de la sociologie est alors de constituer une discipline capable d’étudier les représentations collectives indépendamment de leur enracinement dans la vie psychique des individus et d’expliquer « le social par le social ». Durkheim ne dénie toutefois ni la question de l’émergence des faits sociaux à partir d’une meilleure compréhension des fonctions psychiques et de l’organisation sociale ni la question de l’impact des forces sociales sur les esprits individuels (Guillo, 2006). Toutefois, ces interrogations relèvent selon lui d’une autre discipline, qu’il proposa de dénommer la « socio-psychologie » dans De la division du travail social (1893).
La frilosité intellectuelle des sociologues par rapport à la psychologie s’explique donc en partie par la volonté constante de justifier l’autonomie scientifique de leur discipline. En même temps, il leur est difficile de nier que les entités sociales ont « besoin » des individus pour exister. Comme le dit le philosophe John Searle dans La Construction de la réalité sociale (1998), les faits institutionnels sont « sui-référentiels » car leur existence est suspendue aux expériences, croyances et pratiques que les agents ordinaires entretiennent et nourrissent à leur égard. Lorsqu’il s’agit d’expliquer comment les institutions parviennent à émerger et à se maintenir dans le temps, la posture sociologique radicale est donc difficile à maintenir. Tôt ou tard, la sociologie se trouve confrontée à la question que Durkheim appelait « socio-psychologique ». Pour éviter malgré tout « d’entrer dans les esprits », certains sociologues proposent de se concentrer sur les « pratiques » mises en œuvre par les membres d’une communauté pour coordonner leurs activités réciproques. Ainsi, l’ethnométhodologue Harold Garfinkel pense qu’il n’y aucune raison de chercher quoi que ce soit dans les crânes puisqu’« on n'y trouvera rien d'intéressant si ce n'est le cerveau » (Garfinkel, 1963). Une fois les faits sociaux devenus des achèvements « purement pratiques » et « naturellement organisés » (Garfinkel, 1999), la cognition peut être purement et simplement exclue de l’enquête.
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Écrit par
- Fabrice CLÉMENT : professeur ordinaire à l'université de Neuchâtel (Suisse)
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